Incroyants, encore un effort

24/11/2006
4. PREAMBULE

était absent ; je me fis annoncer à madame la maréchale. C'est une femme charmante ; elle est belle et dévote comme un ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenants à sa physionomie. Elle était à sa toilette. On m'approche un fauteuil ; je m'assieds, et nous causons. Sur quelques propos de ma part, qui l'édifièrent et qui la surprirent (car elle était dans l'opinion que celui qui nie la très sainte Trinité est un homme de sac et de corde, qui finira par être pendu), elle me dit :
La Maréchale. - N'êtes-vous pas monsieur Crudeli ?
Crudeli. - Oui, madame.
La Maréchale. - C'est donc vous qui ne croyez à rien ?
Crudeli. - Moi-même.

Il convient d’admirer la concision de ce préambule qui campe en quelques phrases courtes la situation et les personnages. Diderot est impatient d’entamer son propos, les mots lui brûlent les lèvres. Pourquoi évoque-t-il d’emblée le sujet de la Trinité ? C’est probablement parce que c’est un des premiers sujets abordé par la doctrine et qu’à ses yeux le fait d’obliger tous les croyants à confesser que un égale trois et que trois égalent un est la meilleure illustration de l’abandon de tout esprit critique qu’exige l’adhésion sans réserves aux thèses de la doctrine catholique. Voici comment les docteurs de la foi s'expriment au sujet de la Trinité :
" Dieu le Père, étant l'Être infiniment intelligent et actif, n'a jamais été un seul instant sans se connaître. Or cette connaissance infinie, parfaite, égale à Dieu, quoique distincte de lui, c'est sa Sagesse ou son Verbe, qui, possédant nécessairement une réalité à part, s'appelle le Fils. —Mais Dieu le Père se connaissant tel qu'il est, et connaissant son Fils, qui est l'image de sa personne, avec ses infinies perfections ne peut ne pas l'aimer. Et ce Fils, pareillement connaissant son Père, ne peut non plus ne le point aimer d'un amour éternel et infini, or cet amour réciproque du Père et du Fils, réalité nécessairement subsistante, s'appelle la troisième personne, ou le Saint-Esprit. Il procède à la fois du Père et du Fils, et il est Dieu aussi, étant infini et éternel comme eux. ».
Une fois qu’il a avalé l’existence de ce syndicat d’admiration mutuelle, le croyant est en situation de tout avaler. Cette difficulté gratuite vient du fait que les initiateurs du dogme trinitaire en ont rajouté en voulant faire du Christ un dieu, ce qu’il n’a jamais revendiqué expressément lui-même, si l’on en croit Saint-Paul et les évangélistes. Quand ils disent « Notre Père », les chrétiens se considèrent-ils comme engendrés par Dieu au sens le plus physique du terme et dieux eux-mêmes ? Platon qualifiait Socrate d’homme divin. Est-ce que ceci en faisait un dieu pour autant ? Pour faire bonne mesure, ces fondateurs ont inventé la théorie du « Rachat » qui dispute à la Trinité la palme de l’absurdité. De quoi l’enfant qui vient de naître peut-il bien être coupable, lui qui est l’image même de l’innocence ? Ni le judaïsme, ni l’islam ne s’embarrassent de dogmes aussi alambiqués et improbables. Par ces défis au bon sens les premiers théologiens chrétiens entendaient peut-être administrer la preuve de leur aptitude à faire surgir par la magie des mots une pseudo réalité, mais leur objectif principal en promulguant ces dogmes et quelques autres de même farine, était surtout de désorienter, culpabiliser et terroriser leurs catéchumènes afin de les rendre plus malléables et de leur faire croire que des intercesseurs, c'est-à-dire eux-mêmes, étaient indispensables à leur salut. Il s’agit bel et bien d’un lavage de cerveau, d’un labourage de crâne destiné à permettre la germination de nouvelles graines. C’est le pendant des cérémonies d’initiation pour les adolescents des sociétés primitives, des bizutages pour les étudiants des écoles et des classes d’instruction pour les conscrits. Une table à deux pieds est par nature instable, une table à quatre pieds est souvent boiteuse, seul un trépied est parfaitement stable en toutes circonstances, vertu enviable et enviée. Le dogme trinitaire est ainsi un bel hommage rendu par le christianisme et par d’autres religions qui l’ont précédé à la statique des corps indéformables.
Et puis, sous couvert de Trinité, quelle image donne-t-il de la famille ce père qui engrosse la femme d’un de ses plus fidèles serviteurs et envoie au casse-pipe le fils issu de cette coupable union ? Et ce fils bien-aimé il omet de le secourir, on ne sait trop pourquoi, alors qu’il est dans la plus extrême détresse. Depuis, sans doute fatigué par la Création et perturbé par toute cette histoire, il fait faire tout le boulot par le Saint-Esprit ! Notons au passage que la doctrine chrétienne récupère à son profit l’une des recettes les plus éculées de la mythologie classique : la naissance d’un héros comme résultat des amours d’un dieu et d’une mortelle. Avec cette particularité, qui n’est pas rare dans la mythologie, que ces amours ont un caractère incestueux, le Fils étant inséparable dans la Trinité du Père et du Saint-Esprit fécondateur. Le Fils est ainsi l’amant de sa mère et de ce fait son propre père… J’avoue avoir confondu un certain temps, ayant sans doute raté quelque cours de catéchisme, la Sainte Mère et le Saint-Esprit, Toujours est-il que cette confusion conférait à la Sainte Famille ainsi recomposée un caractère plus conventionnel, j’oserais dire plus moral, fondait à mon seul usage une théologie qui n’est pas sans mérites et anticipait peut-être sur l’évolution naturelle du culte marial…
Je prie les chrétiens sincères d’excuser ces propos qui ne cherchent nullement à les choquer ou les offenser, mais seulement à leur faire toucher du doigt ce que leur théologie peut avoir d’absurde pour un esprit indépendant et épris de logique. Je leur accorde bien volontiers toute licence de brocarder en retour l’incroyance et les incroyants. Si la caricature est réussie, je rirai de bon cœur avec eux. A ceux qui feraient mine de se fâcher, je dirai que leur susceptibilité ne fait que souligner la fragilité de leurs convictions, et qu’ils n’ont pas vraiment confiance dans leurs raisons puisqu’ils ne trouvent pas d’autre argument pour les soutenir que la violence, verbale dans le meilleur des cas, le plus souvent, hélas, physique. Les religions n’ont jamais manqué en effet lorsqu’elles en avaient le pouvoir, d’écorcher vifs, d’empaler ou d’ébouillanter tous ceux qui refusaient de se soumettre. Je leur rappellerai également que les malheureuses femmes accusées naguère de sorcellerie auraient bien aimé que les sévices exercés sur elles, sévices que l’Eglise a suscités et cautionnés, se limitent à d’innocentes plaisanteries. Chacun peut d’ailleurs se demander quelle est la valeur d’un enseignement qui a conduit à pareilles abominations. Avec des antécédents aussi flamboyants et aussi fumants, il ne sied pas bien à l’Eglise de jouer les vierges effarouchées à la première égratignure. Fort heureusement, si la liste de ses méfaits paraît close, c’est que l’Eglise a fait retour à des sources qu’il lui était naguère arrivé d’oublier. Elle est ainsi en harmonie avec la morale naturelle, avec la philosophie des Lumières et avec les choix de vie des hippies : Love and Peace. Si donc elle se contente de dire que les propos iconoclastes l’attristent, mais ne met nullement en cause le droit, pour tout un chacun, de les tenir, je suis persuadé que les anticléricaux les plus virulents sauront mettre une sourdine à leurs persiflages.

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:40