Incroyants, encore un effort

5. L’ETHIQUE DE LA MARECHALE ET CELLE DU PHILOSOPHE

La Maréchale. - Cependant votre morale est celle d'un croyant.
Crudeli. - Pourquoi non, quand il est honnête homme.
La Maréchale. - Et cette morale, vous la pratiquez ?
Crudeli. - De mon mieux.
La Maréchale. - Quoi ! vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ?
Crudeli. - Très rarement.
La Maréchale. - Que gagnez-vous à ne pas croire ?
Crudeli. - Rien du tout, madame la maréchale. Est-ce qu'on croit parce qu'il y a quelque chose à gagner ?
La Maréchale. - Je ne sais ; mais la raison d'intérêt ne gâte rien aux affaires de ce monde ni de l'autre.
Crudeli. - J'en suis un peu fâché pour notre pauvre espèce humaine. Nous n'en valons pas mieux.
La Maréchale. - Quoi ! vous ne volez point ?
Crudeli. - Non, d'honneur.
La Maréchale. - Si vous n'êtes ni voleur ni assassin, convenez du moins que vous n'êtes pas conséquent.
Crudeli. - Pourquoi donc ?
La Maréchale. - C'est qu'il me semble que si je n'avais rien à espérer ni à craindre quand je n'y serais plus, il y a bien des petites douceurs dont je ne me sèvrerais pas, à présent que j'y suis. J'avoue que je prête à Dieu à la petite semaine.
Crudeli. - Vous l'imaginez ?
La Maréchale. - Ce n'est point une imagination, c'est un fait.
Crudeli. - Et pourrait-on vous demander quelles sont ces choses que vous vous permettriez si vous étiez incrédule ?
La Maréchale. - Non pas, s'il vous plaît ; c'est un article de ma confession.
Crudeli. - Pour moi, je mets à fonds perdu.
La Maréchale. - C'est la ressource des gueux.
Crudeli. - M'aimeriez-vous mieux usurier ?
La Maréchale. - Mais oui : on peut faire de l'usure avec Dieu tant qu'on veut ; on ne le ruine pas. Je sais bien que cela n'est pas délicat, mais qu'importe ? Comme le point est d'attraper le ciel, ou d'adresse ou de force, il faut tout porter en ligne de compte, ne négliger aucun profit. Hélas ! nous aurons beau faire, notre mise sera toujours bien mesquine en comparaison de la rentrée que nous attendons. Et vous n'attendez rien, vous ?
Crudeli. - Rien.
La Maréchale. - Cela est triste. Convenez donc que vous êtes méchant ou bien fou !
Crudeli. - En vérité, je ne saurais, madame la maréchale.
La Maréchale. - Quel motif peut avoir un incrédule d'être bon, s'il n'est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.
Crudeli. - Et je vais vous le dire.
La Maréchale. - Vous m'obligerez.
Crudeli. - Ne pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement né qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien ?
La Maréchale. - Je le pense.
Crudeli. - Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ?
La Maréchale. - Assurément.
Crudeli. - Et que, dans un âge plus avancé, l'expérience nous ait convaincu qu'à tout prendre il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu'un coquin ?
La Maréchale. - Oui-da ; mais comment est-on un honnête homme, lorsque de mauvais principes se joignent aux passions pour entraîner au mal ?
Crudeli. - On est inconséquent ; et y a-t-il rien de plus commun que d'être inconséquent ?
La Maréchale. - Hélas ! malheureusement non ; on croit, et tous les jours, on se conduit comme si l'on ne croyait pas.
Crudeli. - Et sans croire, on se conduit à peu près comme si l'on croyait.

La Maréchale et le philosophe viennent de donner l’un et l’autre les raisons qu’ils ont de se bien conduire. Si le philosophe se fait le porte-parole d’une morale fondée sur la nature et la raison, la Maréchale proclame avec innocence qu’elle ne fait le bien que par intérêt personnel ! La naïveté réelle ou feinte de la Maréchale est d’une grande cocasserie, car une telle motivation est évidemment aux antipodes de ce qu’on considère généralement comme une motivation d’ordre moral ! Nous sommes pourtant là au cœur de la contradiction interne de la doctrine catholique relative au Salut qui ravale la générosité au rang de l’intérêt bien compris et les braves gens au rang de rentiers prévoyants. De ce point de vue, une doctrine qui propose de vous emprunter une somme relativement modique, dont elle vous assure qu’elle ne vous appauvrit pas car il y a des compensations, et promet de vous servir des intérêts extraordinairement élevés et qui courent éternellement a sur toutes les autres un avantage évident. Tel de mes proches me disait un jour n’avoir eu dans sa vie que des avantages à pratiquer la religion. Je n’ai pas eu l’esprit de lui répondre que je me serais très bien accommodé qu’il n’y eut que des inconvénients si j’y avais reconnu l’amorce d’un chemin vers la vérité. Si, dans l’au-delà, les bons étaient punis et les méchants récompensés c’est là qu’il serait beau d’être vertueux ici-bas ! Pourquoi d’ailleurs n’en irait-il pas ainsi, si la terre et le Ciel ont quelque cousinage ? Les tortionnaires, le plus souvent, meurent dans leur lit.
Pour en revenir à la Maréchale, je ne la blâme pourtant pas, car je sais bien que c’est une excellente femme qui ne fait qu’obéir à son cœur qui est bon et que sa tête lui fournit le prétexte et non la vraie raison de sa conduite. C’est qu’en effet l’homme et la femme sont naturellement bons et pourquoi le sont-ils ? Il ne faut pas chercher la raison dans un commandement divin, ou alors seulement de façon allégorique, car le sens moral vient de la nature et d’elle seule. Aucun groupe humain, famille, clan, tribu, entreprise ou nation ne peut survivre si ses membres ne respectent pas entre eux certaines règles éthiques. Les groupes où les individus ne se sont pas conformés majoritairement à ces règles ont été éliminés par la sélection naturelle. Aussi, avec le temps, le sens moral est-il devenu aussi commun parmi les hommes que le sens de l’orientation chez les oiseaux migrateurs. Les oiseaux dépourvus de ce sens se sont perdus et ont été perdus pour leur espèce. Ne dit-on pas d’un homme dépourvu de sens moral que c’est un homme perdu ? S’il n’a rien à craindre, l’homme est naturellement bienveillant. Voyez son attitude à l’égard des enfants, des vieillards ou des animaux familiers qui ne sauraient le menacer ni entrer en concurrence avec lui. Ceux qui, étant en bonne santé, ne s’offrent pas spontanément à pousser une voiture en panne sont une petite minorité composée sans doute de gens esquintés par la vie. Le sens moral n’est pas propre à la seule espèce humaine, mais il intervient dans toutes les espèces où la mère et souvent le père s’occupent d’élever et de nourrir leurs petits. Le soin des petits, avec le désintéressement qu’il suppose, est le prototype et le fondement de toute conduite morale. Toute femme est sainte qui a mis au monde et élevé ses enfants de son mieux. Les animaux qui vivent en groupes comme les loups et les éléphants savent à l’occasion faire preuve de générosité à l’égard de leurs congénères. C’est le même instinct moral qui pousse les pères et les mères à se saigner aux quatre veines pour élever leur progéniture et qui pousse les saumons à remonter les cours d’eau jusqu’aux zones de frai où ils meurent d’épuisement, leurs dépouilles pouvant servir alors de nourriture aux futurs alevins. Les comportements asociaux s’éliminent d’eux-mêmes car ils sont un handicap pour la survie et la perpétuation du groupe tout entier. Les truands et les maffieux ont été dévoyés dans leur enfance d’une manière ou d’une autre, mais ils ont leur propre code d’honneur. Tout manquement à ce code est par eux cruellement réprimé, ce qui fait que les espèces parasites que sont truanderies et maffias peuvent perdurer… La morale est ainsi l’ensemble des règles de comportement que doivent respecter les membres d’une espèce pour que celle-ci se perpétue. Ces règles dont une partie au moins est innée se manifestent de façons similaires quels que soient les fondements religieux, philosophiques ou contractuels qu’on leur suppose. Les galaxies présentent les mêmes formes typiques aux quatre coins de l’univers, car les forces qui sont à l’œuvre pour leur donner naissance et les façonner sont identiques. Les vallées de toutes les rivières se ressemblent, y compris sur Mars.
L’instinct moral a commencé par régenter la cellule familiale puis, à mesure que les pouvoirs de l’homme s’accroissaient et que la société se compliquait, il s’est étendu au clan, à la tribu, à la nation, à l’humanité toute entière. Avec l’écologie il s’étend désormais à l’ensemble du monde vivant et à ses conditions d’existence. L’instinct moral et l’instinct sexuel que l’on a tendance à opposer sont peut-être au contraire étroitement associés dans les structures les plus archaïques du cerveau des êtres évolués. Je serais prêt à parier que les dinosaures il y a cent millions d’années avaient déjà une conscience et une morale, peut-être légèrement fascisantes l’une et l’autre ! Si Dieu n’existe pas, tout est permis, y compris de suivre spontanément son inclination au bien. N’ayez donc pas honte d’être bons, vous ne faites que vous conformer à l’ordre naturel des choses. Si la Maréchale choisit de faire le bien, ce n’est pas en considération de récompenses ou de châtiments futurs, c’est parce qu’il lui est viscéralement insupportable de faire le mal, et qu’elle n’est pas masochiste ! De plus, comme l’indique Diderot, les raisons objectives d’être vertueux ne manquent pas. L’homme prudent qui gravit une pente raide et glissante fait des lacets en assurant chacun de ses pas. Le voyou veut gagner du temps en montant tout droit, mais il trébuche, dérape et se retrouve plus bas que l’endroit d’où il était parti.
On peut s’étonner que dans cette partie de l’Entretien, Diderot ne prenne pas la peine de réfuter le « pari de Pascal » alors que la Maréchale, sans toutefois le citer explicitement, en reprend l’argumentation. Ce pari consiste à dire que la somme d’efforts de toute nature dont vous faites l’avance en adorant Dieu et en respectant ses prescriptions est finie, alors que le rendement espéré de ce placement est infini ; que vous avez donc intérêt à croire selon le calcul des probabilités appliqué aux jeux de hasard. C’est une martingale infaillible qui vous est proposée. Argument apparemment irréfutable. Tentons pourtant d’énumérer les différentes formes de réfutation possibles :
- Mon professeur de littérature, homme aussi éminent que libertin, objectait que sa vie présente étant tout ce dont il disposait, il était obligé d’y attacher une importance tout aussi infinie que celle qu’il attachait à une éternité sujette à caution.
- Les dogmes sur lesquels ce pari est fondé sont infiniment improbables. Quel est le résultat du quotient de deux infinis ?
- « Ou la définition générale (de la justice) convient également à vous, à M. le maréchal, à moi, au jeune Mexicain et au vieillard ; ou je ne sais plus ce que c'est, et j'ignore comment on plaît ou l'on déplaît à ce dernier ». Il ne suffit pas en effet que Dieu existe pour que le croyant soit récompensé, il faut en plus que les différents dogmes enseignés par l’Eglise se révèlent exacts.
- Si le dieu qui est proposé à votre adoration n’est pas le bon, le dieu véritable peut se sentir offensé que vous lui ayez préféré un imposteur et vous en tenir rigueur.
- Ce dieu est bien le bon, mais il déteste la flagornerie et les faux-semblants. Il tient pour contre-productive toute démarche dictée par l’intérêt. A un homme pieux mais intéressé il préfère un brave type, indifférent en matière de religion, mais qui essaie avec abnégation, à la place qui est la sienne, de faire fonctionner le système, et il se soucie comme d’une guigne de son adoration.
- Dieu est prêt à pardonner à tous, sauf à ceux qui se parent de son autorité et prétendent juger à sa place
- Pour Dieu, punir une créature qu’il a façonnée de toutes pièces et qui plus est, à son image, c’est comme s’il se tirait une balle dans le pied.
- Contrairement à ce qu’un vain peuple pense, ce sont dans l’au-delà les bons qui sont punis et les méchants qui sont récompensés. Dieu a bien jadis professé le contraire, mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Voilà une solution que les docteurs de la foi n’ont pas envisagée, eux qui se débattent depuis toujours avec les problèmes insolubles posés à leur doctrine par l’existence du mal. Le mal existe pour que la plupart d’entre nous puissent jouir d’un bonheur éternel !
Rappelez-vous ce poème de Prévert intitulé « Les Paris Stupides » et qui comporte ce seul hémistiche : « Un certain Blaise Pascal … ».
Je serais toutefois disposé à accepter une forme atténuée du pari de Pascal qui serait la suivante :
- S’il y a un au-delà, les croyants sauront un jour qu’ils ont eu raison et les incroyants sauront un jour qu’ils ont eu tort, s’ils se sont hasardés à nier la possibilité d’un au-delà.
- S’il n’y a pas d’au-delà, les incroyants ignoreront pour toujours qu’ils ont eu raison et les croyants ignoreront pour toujours qu’ils ont eu tort.
Cette inégalité de traitement serait le prix à payer par l’incroyant attaché avant tout à la vérité. A moins que l’au-delà, enfin dévoilé, ne stupéfie tout autant le croyant que l’incroyant !
Croyez en Dieu tant qu’il vous plaira, mais ne vous en servez jamais pour justifier quoi que ce soit qui soit contraire à la morale commune sur laquelle l’accord de tous se fait aisément et qui est institutionnalisée par un certain nombre de textes fondamentaux. « Sur les raisons d’être vertueux, les hommes disputent, mais sur la vertu elle-même, non » (Alain). Qu’importent au reste les raisons de faire le bien pourvu qu’on le fasse !
Les hommes sont naturellement bons, mais ils ont des passions dont certaines sont potentiellement dangereuses : amour de l’argent, du pouvoir, de la renommée, du sexe, du jeu, des drogues, haine et jalousie, orgueil aveugle et vanité. Ces passions ne peuvent jamais être assouvies chez un individu de tempérament passionné (celui qui aime l’argent ne s’arrête pas au premier million), et pour une raison quasi mécanique. Considérons que le degré de satisfaction d’une passion va du déplaisir au plaisir en passant par zéro. Lorsque le degré de satisfaction de cet individu s’est établi durablement à une valeur positive ou négative, et sous réserve que les altérations subies ne soient pas irréversibles, l’étalonnage de son “ satisfactionomètre ” est automatiquement modifié, comme c’est le cas pour une quelconque addiction, de telle façon que son indication revienne à zéro (l’étendue de mesure de cet instrument est beaucoup plus grande au dessous de zéro qu’au dessus, comme certains l’expérimentent encore trop souvent). Cet équilibre correspond en effet au maximum de réactivité de l’individu, ce qu’à part quelques pervers tout un chacun inconsciemment recherche. Sachant cela, le point est de rendre les passions suffisamment maniables par gymnastique du corps et de l’esprit. Hitler était un être acceptable pour ses proches et un bon maître pour son chien. Mais il n’a pas suffisamment pratiqué cette gymnastique-là. Il faut dire qu’il était atteint au dernier degré d’une passion maladive fort répandue alors en Europe : l’antisémitisme. Supprimez les passions et il ne restera plus entre les hommes que des conflits d’intérêt. Or, comme l’a dit Alain, les intérêts transigent toujours, les passions jamais.
On ne peut conclure cette courte réflexion sur les fondements de l’éthique sans relever dans la pratique quotidienne le caractère éminemment relatif de ses prescriptions : le résistant héroïque est aisément affublé du nom de terroriste… la jeune kamikaze est une sainte pour ses frères opprimés, et une terroriste abominable pour ses oppresseurs…un homicide volontaire vous vaut selon les circonstances décoration ou cour d’assises… les homosexuels étaient naguère pourchassés et mis à mort ; aujourd’hui, ils paradent fièrement dans les rues… Les choses s’arrangent comme elles le peuvent, par l’enchaînement des causes et des conséquences. Il n’y a ni bien ni mal en soi, mais seulement des causes ayant des conséquences que nous jugeons favorables ou défavorables pour notre espèce, pour nous, pour nos proches parents, ou pour nos amis selon des cercles égocentriques. La femme qui commet un larcin pour nourrir ses enfants est coupable aux yeux de la loi, mais le seul châtiment qu’elle mérite est d’être aidée et secourue car, en toutes choses, il faut considérer la fin. Pour surmonter ces contradictions il faut reprendre les choses de plus haut et considérer l’intérêt du monde vivant dans son ensemble. Il ne faut pas se cacher cependant que certains choix sont délicats et que l’arbitraire de certaines décisions est difficile à éviter. La lionne qui chasse est une bonne mère pour ses lionceaux et un monstre assoiffé de sang pour les malheureux herbivores qui en sont les victimes. Il y a dans toute société humaine des herbivores et des carnivores. Les ouvriers du bas de l’échelle, les paysans pauvres, les techniciens obscurs et les savants modestes comptent parmi les herbivores. Ceux qu’on appelle des « tueurs » en politique ou dans les affaires, les dictateurs et les escrocs sont des carnivores. Les carnivores échangent quelquefois coups de dents et coups de griffes, mais ils se dévorent rarement entre eux. Dans les positions intermédiaires, on rencontre surtout beaucoup d’omnivores. L’enseignement attribué au Christ voudrait faire de nous tous des herbivores, les seuls prédateurs demeurant dans ce cas Dieu, le Prince, et ceux qui les servent.

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:38