Incroyants, encore un effort

Le niveau technologique de l’artisanat ne suffit pas à lui seul en effet à enclencher le mécanisme du développement. L’artisanat était au moins aussi perfectionné en Orient qu’en Occident à la fin du moyen-âge, sans que ceci provoque un phénomène comparable. C’est la conjonction des sciences et des techniques s’épaulant mutuellement qui a créé le monde moderne. Le retard pris par les musulmans est lié non pas aux performances de leur artisanat ni à leur religion, qui n’est pas pire qu’une autre, ni à leur caractère, mais aux conditions climatiques chaudes et sèches qui règnent dans leurs pays. Les chrétiens habitent des régions tempérées, plus humides et plus froides. Or, personne n’a de goût à travailler quand il fait trop chaud mais, quand il fait frisquet, c’est un vrai plaisir de cracher dans ses mains pour empoigner l’outil. La civilisation moderne née sous des climats méditerranéens s’est épanouie au nord grâce aux vêtements et au chauffage. Elle se généralisera au sud grâce à la climatisation. Voyez ce qui se passe en Floride ou en Californie. Si on essaie de faire une projection dans le temps, le monde moderne est né au 19ème siècle, a atteint sa vitesse de développement maximum au 20ème et amorcerait une décélération au 21ème. Dans cette hypothèse la civilisation ne pourrait atteindre un pallier de stabilité avant le 22ème siècle.
De nos jours, la science fournit des explications de plus en plus convaincantes dans un domaine de plus en plus étendu de sorte que le domaine spécifique des religions se réduit comme peau de chagrin. La physique, petit à petit, occupe le terrain réservé jadis à la métaphysique soit qu’elle résolve les problèmes que cette dernière se posait (mythes de la création), soit qu’elle montre qu’il s’agit de faux problèmes (libre arbitre). Cependant, les difficultés de la science dues pour une bonne part à la façon dont elle est enseignée en découragent plus d’un. Les possibilités des logiciels d’auto apprentissage qui pourraient être aussi ludiques que des jeux sur consoles vidéo sont presque systématiquement ignorées. Ces logiciels permettraient pourtant aux élèves d’assimiler n’importe quelle discipline intellectuelle, notamment scientifique, n’importe où, n’importe quand, au rythme qui leur est propre, sans être perturbés par leurs petits camarades, et en bénéficiant d’un contrôle continu grâce à des questionnaires à réponses multiples et des exercices intégrés. Tous les conscrits apprennent à démonter et remonter leur fusil sans erreur. Idem pour tous les savoirs professionnels. L’enseignement général doit être délivré dans le même esprit qui était celui de l’école communale et des lycées jusqu’en 1968. Les surdoués, libres de choisir eux-mêmes leur allure, ne seraient plus freinés dans leurs progrès. Ces logiciels pourraient être assortis de toutes sortes d’animations illustrant les concepts évoqués et en facilitant la compréhension ; ou peut-être de séquences vidéo ou musicales, de liens avec des sites pertinents, de poèmes, de comptines ou de chansons fixant la mémoire, de jeux en réseau favorisant la socialisation à l’intérieur d’une classe. Ils devraient le plus possible conduire les élèves à redécouvrir par eux-mêmes les idées principales comme conséquences nécessaires d’un contexte déterminé. Si peu d’hommes sont capables d’ouvrir de nouvelles voies, beaucoup sont capables de les répéter s’ils sont bien guidés et si on les tire un peu dans les passages difficiles. Ainsi, les élèves agiraient au lieu de subir, ce qui est toujours mieux ressenti et renvoie à l’enseignement de Socrate, interactif par excellence. Un nouveau concept ne tombe pas du ciel. Il est destiné à résoudre un problème bien défini. Le parachutage doit être évité pour les idées comme pour les hommes. Il vaut mieux peu d’idées parfaitement intégrées que beaucoup d’idées mal arrimées et par conséquent en instance d’oubli ou inutilisables. Ce principe conduit à enseigner les sciences selon l’ordre historique de leur apparition, chaque génération de savants s’étant élevée en grimpant sur les épaules de la génération précédente. Un cours de sciences pourrait commencer ainsi par l’examen des phases de découverte de son environnement par l’enfant, du monde par l’homme, un rappel sur ce qu’est le sens commun et une brève histoire de la pensée préscientifique, même si, depuis l’avènement de la science, les autres modes de pensée n’ont plus, du point de vue de la connaissance, qu’un intérêt historique. Les exemples doivent être recherchés dans l’environnement immédiat. La dissection d’une automobile permet de découvrir de proche en proche une bonne partie de la physique, celle d’un lecteur MP3 une bonne partie de l’informatique, celle d’un téléphone portable une bonne partie de l’électronique. Pour intéresser tous les élèves, et pas seulement les binoclards, il faut rester concret.
Ces logiciels laisseraient aux élèves tout le temps nécessaire à une bonne compréhension là où la parole du professeur pressé par le temps conserve le même rythme, que l’idée soit facile ou difficile à saisir. Ils pourraient être multipliés sur un même sujet pour tenir compte des différents dons et tournures d’esprit rencontrés chez les élèves. Les mêmes sujets pourraient être repris à différents niveaux : élémentaire, supérieur ou recherche. Ils pourraient bénéficier de la contribution des meilleurs esprits et des meilleures idées en s’inspirant des exemples de Linux ou de Wikipedia et, au fil des révisions, des améliorations suggérées par leur usage. Il est frappant de constater combien les explications d’un homme au sommet de son art sont simples, claires et évidentes, comme le geste parfait de l’athlète qui paraît, de façon trompeuse, si facile à imiter. Dans le temps imparti aux études le chemin parcouru par chacun pourrait être bien entendu plus ou moins long, encore que la progression soit plus rapide lorsque chaque pas est assuré, mais au moins serait-t-il solidement balisé, contribuant à former des esprits cohérents. Les esprits incohérents, qu’on peut aussi bien dire fêlés, se caractérisent par des manques dans leur réseau d’explications. Ils redoutent de se heurter à des esprits cohérents à cause d’un son émis déplaisant. Ceci les rend irritables, malheureux, insatisfaits, et méchants à l’occasion. Tout esprit normalement constitué est à même de tout comprendre, pourvu qu’on l’informe correctement et qu’on lui en laisse le temps, de la même façon qu’un ordinateur universel, comme mon PC ou le vôtre, peut traiter n’importe quel problème calculable s’il est correctement programmé. « Chacun est juste aussi intelligent qu’il veut » (Alain). Ecrits sous forme d’hypertextes ces logiciels permettraient de faire apparaître efficacement les liaisons logiques existant entre les différentes notions, qu’il s’agisse de mots, de faits, de principes, de théorèmes, etc. « La difficulté de suivre les subtilités du géomètre vient de la difficulté de saisir et de maintenir les définitions » (Alain). Ils permettraient aux concepteurs de ces logiciels de s’assurer simplement qu’aucune notion n’est utilisée qui n’ait été précédemment explicitée dans le cours lui-même ou dans un cours situé en amont dans l’arborescence des programmes. Ils permettraient aux élèves de s’assurer qu’ils n’ont pas fait l’impasse sur des notions indispensables et, s’ils butent sur un mot, le dictionnaire en ligne leur permettrait d’être renseignés quasi instantanément, alors qu’il faut un peu de temps et d’efforts pour consulter un dictionnaire usuel. Ils permettraient à chacun de monter et descendre commodément les échelles du savoir, de ne pas se sentir irrémédiablement isolé des connaissances accumulées par l’humanité au cours de son histoire à cause des lacunes de son éducation. Les possibilités pour un individu d’explorer tous les savoirs ne seraient limitées que par le temps dont il dispose et par sa propre motivation. Cette structure d’hypertexte est une modélisation assez grossière, mais efficace, des liaisons qui existent entre les neurones représentant dans le cerveau de façon explicite êtres, objets, ou concepts. Comprendre, c’est prendre avec soi, s’incorporer une idée, c’est établir des relations neuronales (logiques) entre un fait ou un concept nouveau représenté par un certain nombre de neurones mobilisés à cette occasion et l’ensemble des neurones représentant déjà d’autres faits ou d’autres concepts. L’élève doit prendre la bonne habitude de repérer les idées essentielles et de les intégrer dans sa structure d’explications, seule façon de les conserver durablement en mémoire. Ce que vous retenez de vos lectures, ce sont les éléments qui peuvent être intégrés dans votre système de valeurs. L’oiseau va chercher les brindilles propres à renforcer son propre nid. Chacun « suit son idée » comme on dit. C’est pourquoi il existe un journalisme d’opinion. C’est aussi pourquoi nous croyons si aisément toutes les vilénies colportées sur nos adversaires. Le seul remède à ces préjugés c’est le doute, un doute universel et bienfaisant. Le présent essai s’est élaboré sans réel effort grâce aux différents outils informatiques disponibles. Des idées rencontrées au fil du temps et flottant éparses dans la mémoire de l’auteur sont venues cristalliser progressivement sur les quelques pages de la rédaction initiale qui bénéficiait elle-même du robuste tuteur que constitue le texte de Diderot. Les premières lignes d’un document sont souvent les plus difficiles à rédiger. J’envie ceux qui sont capables de tout retenir de leurs lectures, ceux dont les souvenirs sont bien rangés dans des tiroirs dûment étiquetés parce qu’ils ont un logiciel de défragmentation performant, de sorte qu’ils peuvent débiter ces souvenirs à la demande, sans erreur ni hésitation, comme une question de cours bien apprise. Mon esprit, autant que j’en puisse juger, dispose d’un assez bon squelette, mais sa chair est parcimonieuse, diffuse, difficile à exploiter. Si, dans un livre de plusieurs centaines de pages, il trouve ne fût-ce qu’une seule idée qui puisse concourir à sa construction il s’estime satisfait.
La compacité de leur support permet de conserver commodément ces logiciels d’apprentissage de telle façon que leur utilisateur pourra continuer à s’y référer quand il aura depuis longtemps quitté l’école, retrouvant alors les chemins qui lui ont été familiers. Ils seront disponibles années après années, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Ils pourront également rester présents sur Internet. Ils peuvent constituer pour un faible coût le vecteur qui rendrait disponible le savoir le plus élaboré jusque dans les villages africains les plus reculés. Ce sont donc des outils particulièrement démocratiques. Finalement, la structure d’explications qui s’est construite dans le cerveau d’un individu au cours de sa vie par l’établissement de relations préférentielles entre ses neurones pourrait être doublée et étayée par une structure hypertexte liant les principaux documents qu’il a eu l’occasion au cours de sa vie d’établir, d’utiliser ou d’étudier. C’est cette structure, plus que ses restes mortels, qu’il faudrait abriter dans un mausolée. Au premier novembre les familles viendraient en délégation brancher un lecteur dans la fiche adéquate pour revivre un épisode de la vie du cher disparu ou une de ses passions, lire un message... Assurés de laisser une trace identifiable et de bénéficier de l’examen bienveillant de leur postérité, les hommes feraient peut-être davantage attention à ce qu’ils font…
Consacrer un temps appréciable à chacun de ses élèves, discuter avec eux, leur apprendre à s’exprimer correctement, oralement et par écrit, à rechercher l’information, former leur jugement, aiguiser leur esprit critique, structurer leurs connaissances essentielles, les habituer à aller au fond des choses, les débloquer quand ils sont en panne, les remettre sur les rails quand ils s’égarent, repérer leurs lacunes et leur indiquer les moyens d’y remédier, leur faire prendre conscience de leurs forces et de leurs faiblesses, les encourager, les suivre dans leurs progrès, les initier à l’esprit d’équipe et à la citoyenneté, cerner leur personnalité, comprendre leurs problèmes personnels et familiaux, bref se comporter avec eux en entraîneurs plus qu’en professeurs serait semble-t-il beaucoup plus agréable et valorisant pour les enseignants que de rabâcher toujours les mêmes sujets et de faire de la discipline. Les cours magistraux seraient avantageusement remplacés par des études surveillées entrecoupées de périodes de détente sportive ou artistique. Le professeur deviendrait ainsi en quelque sorte la « hot line » de ses élèves. L’élève pourrait acquérir de cette façon le réflexe de voir dans un responsable hiérarchique, non pas un adversaire, mais quelqu’un qui, sans être pour autant infaillible et omniscient, a la responsabilité et la capacité de l’aider dans son travail. Rien n’est plus dérisoire que de constater que la seule personne à faire des efforts dans une classe…c’est le professeur ! Ecouter son professeur sans le comprendre est pour l’élève d’une inutilité absolue, sinon pis. Un étudiant qui prend péniblement des notes à la vitesse petit v lorsque le professeur parle à la vitesse grand V ne peut saisir immédiatement les parties difficiles du cours. La seule vertu de cette pratique est qu’il se tient tranquille pendant ce temps-là ! L’élève doit apprendre à se « débrouiller » tout seul le plus possible en allant chercher les informations qui lui manquent, en les vérifiant, en les recoupant. Il remarquera ainsi que les informations chiffrées fournies par les journaux comportent souvent des erreurs d’ordre de grandeur ou des contradictions internes. Il devra apprendre également à démêler les véritables motivations des uns et des autres. Il devrait être clair pour tous que les seules références d’un enseignant en tant que tel résident dans les succès de ses élèves. Le savoir est maintenant dévalorisé parce qu’il n’est jamais plus éloigné que d’un clic de souris. Le prestige doit désormais s’attacher au savoir-faire. Chacun a pu remarquer à quel point les enfants sont à l’aise avec l’outil informatique. Il faut profiter de ces bonnes dispositions avant que l’age ne les affaiblisse. D’ailleurs il est devenu aussi indispensable dans le monde actuel de savoir utiliser cet outil que de savoir conduire ou parler anglais. Paradoxalement, l’enseignement français est insuffisamment présent dans les deux premières disciplines et en manque de réussite dans la dernière.
Eduqués de cette façon nouvelle les élèves seraient mieux préparés à leur future vie active parce que placés d’emblée dans des conditions similaires. Ce sera particulièrement vrai lorsque le télétravail se sera répandu, économisant transports individuels et frais généraux des sociétés et des institutions, fluidifiant la circulation aux heures de pointe et facilitant la garde des jeunes enfants. Le travail à domicile qui a très longtemps été la norme procure un degré supplémentaire de liberté et d’efficacité économique. Travailler semble plus naturel quand on a vu ses parents faire de même. Les systèmes d’enseignement actuels habituent les élèves à la passivité, d’où par contraste les succès étonnants des autodidactes. Il y aurait certainement intérêt par ailleurs à ce que les jeunes, tous les jeunes, entament leur vie professionnelle plus tôt qu’aujourd’hui et plus progressivement, sur cinq ou dix ans, pour réduire le choc psychologique du à l’entrée dans la vie professionnelle, pour habituer chacun à l’idée qu’il est nécessaire de continuer d’apprendre tout au long de la vie, et de le faire de préférence dans des disciplines susceptibles d’être d’une réelle utilité pratique pour l’exercice de la profession choisie. Pendant cette période de transition la part réservée à l’activité professionnelle passerait progressivement de 0 à près de 100% tandis que la part réservée à l’enseignement suivrait le chemin inverse. La finalité de l‘enseignement ne peut être de gaver les candidats de connaissances qu’ils oublieront le lendemain de l’examen et qui, de toute façon, ne leur auraient été d’aucune utilité dans leur activité de producteurs. L’enseignement doit donner à chacun les moyens de trouver et d’exercer un emploi et le goût de la culture générale. La culture elle-même est l’affaire de chacun, selon ses moyens, ses aspirations et le temps dont il dispose. Le corps professoral resterait donc présent pendant toute la phase d’insertion dans le monde professionnel. C’est une façon d’établir entre le monde de l’entreprise et celui de l’enseignement et de la recherche le lien solide qui manque actuellement, particulièrement en France. Même si cette façon d’enseigner n’était pas plus efficace que la méthode traditionnelle, au moins gagnerait-on à l’utiliser de ne pas gâcher les meilleures années des générations à venir. Les logiciels envisagés ne font jamais, à l’inverse de certains professeurs, de remarques désobligeantes. Au contraire ils félicitent l’utilisateur de toute réponse appropriée. La connaissance doit-elle obligatoirement s’enfanter dans la douleur, selon un tropisme proprement chrétien ? Il est normal que la réponse d’un élève soit erronée, qu’un coup manque sa cible. Il faut relever le coup bien ajusté et en féliciter l’auteur. Blâmer ne sert à rien. A peine peut-on hasarder parfois un conseil. Rare est celui qui a toutes les qualités, rare également celui qui n’en a aucune (précepte bouddhique). Dans les conditions actuelles, découragés par le caractère ingrat des études, nombre de nos contemporains se satisfont encore d’explications mythiques qui, acceptées sans examen, ne requièrent guère d’effort intellectuel, car il s’agit de simples leçons de choses. Pour ceux qui ont perdu le fil des explications rationnelles, les idées religieuses comblent un vide. Et les mythomanes qui les colportent n’encouragent jamais leur examen, on comprend bien pourquoi. Ceux qui ne sont pas parvenus à assimiler les acquits de la science, et qui s’en irritent, versent dans une forme ou une autre d’intégrisme, c'est-à-dire de totalitarisme religieux. C’est ce qui doit arriver en ce moment à la fraction la moins éduquée de la population américaine exposée de plein fouet aux révolutions scientifiques et techniques et qui cherche à se raccrocher à des règles simples et facilement compréhensibles.
La raison peut-être la plus fondamentale du succès qui ne se dément pas des idées religieuses, et là nous retrouvons les notions exposées plus haut concernant le fonctionnement de l’esprit, est qu’un vivant, un mort ou un être purement imaginaire semblent codés dans cet incomparable ordinateur qu’est notre cerveau par les mêmes types de groupements neuronaux et manipulés selon les mêmes règles. D’où la facilité qu’il y a à confondre ces différentes catégories d’êtres et à trouver naturelles les idées d’immortalité et de divinité, alors qu’il n’en existe à l’évidence aucun exemple concret dans la nature. Divinité, frère ou cousin ont même réalité neuronale. Rien ne les distingue à l’autopsie. Adorer un être divin, c’est adorer une pincée de ses propres neurones.
Il pourrait exister dans le cerveau de tout individu, y compris chez l’incroyant qui doit lutter contre la pente naturelle de son esprit, une structure neuronale prête à accueillir toute idée d’être surnaturel qui passerait à portée et c’est sous le regard de cet être que l’individu en question devrait désormais vivre. L’existence de cette structure n’implique nullement l’existence d’une réalité extérieure qui lui corresponde. Dieu peut parfaitement exister en chacun de nous et nulle part ailleurs. Ce peut n’être qu’un instinct parmi beaucoup d’autres. Hasardons quelques explications freudiennes : les récompenses et les châtiments promis dans l’au-delà sont un écho lointain des promesses et des menaces proférées par les parents à l’égard de leurs remuants rejetons. Il subsiste dans différents mythes relatifs à l’enfer et au paradis quelque chose des craintes et espoirs ancestraux ancrés dans notre inconscient. Pour un primate, le bas, le sol où la chute peut le livrer aux griffes des fauves représentent la crainte d’être dévoré, tandis que le haut, le ciel aperçu au travers des branches représentent l’espoir du salut par la fuite. Tout individu aspire à retrouver le havre de paix dont jouissaient nos ancêtres au sommet des grands arbres. Certains attribuent à ces périodes de méditation tranquille les progrès cognitifs qu’ils ont accomplis. Les mythes sont comme les réflexes instinctifs qui vous empêchent de passer sous une échelle, ou de poser le pied sur l’interstice entre deux dalles, ou d’aborder l’inconnu avant d’en avoir fait le tour, ou de vous soulager au cours de vos promenades ailleurs qu’à l’endroit habituel. Les dragons de Chine et d’ailleurs font ressurgir du tréfonds de l’inconscient le souvenir des dinosaures. Il me souvient d’une terreur enfantine, et qui dura assez longtemps, provoquée chez moi par la vue d’une photographie de fantaisie de l’animal fabuleux figurant dans les pages de l’almanach Vermot ! Les mythes fournissent des explications imaginaires, voire délirantes, mais ils traduisent une curiosité intellectuelle qui mènera un jour à la découverte d’explications mieux fondées. Les forces de la nature ne se manifestent pas par hasard, pensaient les anciens, car il y a derrière ces forces la volonté des dieux. Ces manifestations présentant certaines régularités, la volonté des dieux devint loi, et tout étant nombre, comme s’en avisèrent des philosophes, ces lois prirent bientôt la forme mathématique que nous leur connaissons aujourd’hui.
Un vivant correspond à un groupement neuronal qui code dans le cerveau les milliers d’informations qui lui sont attribuées. Lorsqu’il décède, un seul de ces attributs est modifié. En faire le deuil correspond à modifier progressivement les autres attributs, sans jamais les effacer complètement. Même décédés depuis longtemps, nos proches parents ne sont jamais tout à fait morts pour nous. Les plus fieffés sceptiques fleurissent les tombes des êtres qui leur ont été chers. De la même façon, il n’est pas toujours aisé pour une personne non avertie de faire la différence entre réalité et hallucination. Ce qui se passe dans notre conscience lorsque nous sommes éveillés a le plus souvent un rapport direct avec la réalité observable par tous, mais pas toujours. Les religions cherchent par des moyens quelquefois grossiers, quelquefois subtils, à susciter chez leurs fidèles l’état de transe qui provoque des visions, mais c’est proprement folie de croire qu’à une certaine configuration particulière de notre cerveau neuronal correspond nécessairement une réalité extérieure et qu’un dérapage de l’esprit peut nous renseigner sur la nature profonde du cosmos. Estimons-nous heureux si ces dérèglements nous apportent quelque lumière sur le fonctionnement de l’esprit lui-même. Jeanne d’arc a entendu des voix parce qu’elle était sans doute légèrement schizophrène. C’est une illusion fréquente chez les intellectuels (et les Pères de l’Eglise sont une quintessence d’intellectuels) qu’il suffit de nommer les choses pour qu’elles existent. Or il ne suffit pas de juxtaposer sujet, verbe et complément pour que la phrase correspondante ait du sens. Faut-il encore qu’elle renvoie à une réalité plus ou moins constatable, qu’elle ait une vertu plus ou moins opérationnelle et que les mots utilisés aient une signification claire. Tant que le travail d’élucidation des concepts commencé par Platon n’aura pas été mené à bien, les hommes continueront de se parler sans se comprendre puisqu’ils ne donnent pas le même sens aux mêmes mots. Il serait d’ailleurs intéressant de rechercher dans un dictionnaire quel est le nombre minimum de mots à partir desquels il est possible de définir tous les autres. Un discours conforme à la réalité est nécessairement cohérent, mais la réciproque n’est pas vraie. Le jeu de bridge ou le jeu d’échecs sont par eux-mêmes cohérents. Dira-t-on pour autant qu’ils aident à décrypter la réalité ? Savoir, c’est avoir la possibilité de vérifier qu’une réalité physique extérieure correspond effectivement à une image mentale particulière. Cette possibilité est ouverte à tous ceux qui sont prêts à faire les efforts nécessaires. Croire, c’est admettre que cette correspondance existe sans avoir la possibilité de le vérifier. Le cerveau est alors comme bouclé sur lui-même, sans passer par l’objet. Croire est nécessairement un pari et nul ne peut être contraint de parier. Lorsque la même image est crue par les membres d’un même groupe humain, elle ne devient pas pour autant réalité physique, mais elle devient réalité culturelle et sociale. La science utilise également des représentations fictives (avez-vous déjà rencontré dans la nature un vecteur vitesse ?), à ceci près que ces fictions ont une efficacité prédictive directement opérationnelle dans l’univers des choses. Mais, après tout, les idées religieuses ont également une efficacité opérationnelle, par d’autres voies, dans l’univers des esprits. C’est l’efficacité de l’illusionniste. L’incroyance commence lorsque la peur du noir a été dominée, lorsque les fantômes et autres visions cauchemardesques qu’il peut receler ont cessé d’être pris au sérieux. Que survienne d’ailleurs un danger bien réel et tous les fantômes s’évanouissent à l’instant. La guerre remet toutes les pendules à l’heure pendant le temps de l’action. Croyance et foi sont des ornières dont il est difficile de s’extraire une fois qu’on y a glissé. Chaque passage les creuse un peu plus. D’où l’expression approfondir sa foi et le moyen choisi qui est la répétition des mêmes rituels, procédé bien connu de tous les spécialistes de l’action psychologique, et de quelques autres.
Mon voisin du dessus
Un certain Blaise Pascal
M’a gentiment donné
Ce conseil amical
Mettez vous à genoux
Priez et implorez
Faites semblant de croire
Et bientôt vous croirez
(Brassens)
Le rituel, c’est la perfection du geste et de la parole prise comme une fin en soi. L’action réalisée par le geste et l’exacte signification des paroles sont d’importance secondaire. La qualité du rituel a pour seul but d’aider à croire à la réalité de l’objet du rituel. Jurer de conserver sa foi, c’est refuser d’examiner les preuves contraires. C’est le chauvinisme de la pensée élevé au rang d’une vertu. La véritable connaissance au contraire examine d’un œil critique les propositions les mieux établies. Il est facile de voir dans quel camp se situent orgueil et entêtement.

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:35