Incroyants, encore un effort

7. DIEU, QUELLE IDEE !

La Maréchale. - Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion ?
Crudeli. - Très aisément ; dites-moi, si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie ? Or, est-il possible de séparer de la notion d'une divinité l'incompréhensibilité la plus profonde et l'importance la plus grande ?
La Maréchale. - Non.
Crudeli. - Concluez donc.
La Maréchale. - Je conclus que c'est une idée qui n'est pas sans conséquence dans la tête des fous.
Crudeli. - Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l'occasion.

Le philosophe des Lumières, anticipant sur le marxisme, insinue que l’idée de Dieu pourrait parfois être utilisée à des fins plus ou moins troubles. Les exemples récents de cette dérive ne manquent hélas pas. Mais qu’en est-il de son existence même ? Pour la Maréchale, celle-ci ne fait bien entendu aucun doute. Pressez de cette question le philosophe qui se prétend athée, il vous répondra, s’il se lâche un peu, qu’il n’en sait au fond f... rien, et qu’il n’a aucun moyen de le savoir ! Ou bien, s’il est d’humeur badine, qu’il est athée, Dieu merci ! Existe-t-il un être qui ressemble de près ou de loin à ce que ce philosophe peut avoir en tête en prononçant le mot Dieu ? Cet être a-t-il même des caractéristiques qui puissent s’exprimer par des mots ? A-t-il même des caractéristiques ? Dans un monde inaccessible à l’expérience, on peut impunément tout dire et son contraire selon les périodes et les interlocuteurs. A un interlocuteur qui lui demandait s’il croyait en Dieu, le plus illustre des physiciens répondit : « dites-moi d’abord ce qu’il est et je vous dirai ensuite si j’y crois » ! Dieu peut-il se raccrocher à la structure d’explications qui s’est constituée dans l’esprit du philosophe depuis sa petite enfance et peut-être même avant ? A-t-il créé exclusivement pour lui et quelques autres terriens cet univers de cent milliards de galaxies contenant chacune cent milliards d’étoiles plus ou moins analogues à notre soleil ? Ce soleil que nous avons divinisé n’est qu’une étoile banale située dans un endroit quelconque d’une galaxie sans originalité. Notre soleil est entouré de planètes, mais ceci non plus n’a rien d’original. D’ailleurs les planètes elles-mêmes s’entourent de satellites. Il semble qu’il y ait peu de chances pour que la collectivité humaine soit la première d’une classe qui compte potentiellement des milliards de milliards d’élèves. Cet univers isotrope n’est pas infini, pense-t-on, sinon le ciel serait d’une brillance uniformément aveuglante. « Son centre est partout et sa circonférence nulle part », non parce qu’il est infini comme le pensait Pascal, mais parce que l’espace est courbe et comme refermé sur lui-même, comme la surface d’une sphère, mais en trois dimensions. Est-il comme une fusée du 14 juillet qui s’élance dans le ciel, brille de mille feux et retombe en cendres ? Ce qui s’est passé avant le big-bang est l’affaire de Dieu, pas celle des hommes, affirmait Jean-Paul II. Circulez, y a rien à voir ! Certains physiciens commencent à décrire le monde comme un gigantesque ordinateur où chaque atome d’espace d’une petitesse incroyable évolue par pas successifs d’une incroyable brièveté en fonction de l’état des atomes voisins selon des règles purement logiques. Le Logos des philosophes ne désigne-t-il pas indifféremment Dieu et les lois gouvernant l’univers ? Ces physiciens renouvellent ainsi, pour le temps et pour l’espace, la démarche que les atomistes de l’antiquité avaient entreprise, et avec quel succès, pour la matière. Si le temps et l’espace sont continus, l’instant présent n’a aucune épaisseur, jusqu’à faire douter de son existence. Avec une structure granulaire le présent correspond à un état identifiable, ce qui rassurera définitivement Zénon d’Elée. L’histoire correspond à une collection ordonnée d’instants distincts. La structure granulaire de l’espace et du temps ainsi postulée peut faire comprendre le caractère aléatoire de la réalité examinée à l’échelle des grains : une bille, roulant sur une table qui vibre légèrement en raison de phénomènes étrangers au phénomène étudié, s’arrête dans un trou ou s’en échappe pour aller s’immobiliser dans un trou voisin. Dieu ne joue pas aux dés, mais il joue peut-être à une manière de roulette ! A l’échelle macroscopique, lorsque toutes les moyennes sont faites, la logique d’un ordinateur ne commettant jamais d’erreur systématique rend compte du caractère mathématiquement implacable des lois physiques. La logique est inséparable de la science. Elle l’est également du droit, mais ce dernier n’en tire pas toutes les conséquences. Les religions n’ignorent pas la logique. Cependant elles l’appliquent à un monde imaginaire qu’elles rendent cohérent en son intérieur, mais qui est déconnecté des réalités constatables. Aussi suffit-il qu’une maille casse pour que tout le tissu se détricote. Certains cosmologistes commencent à soupçonner qu’il existe une quasi-infinité d’univers (10 à la puissance 500, 1 suivi de cinq cents zéros, alors que le nombre total d’atomes dans l’univers que nous connaissons n’est estimé « qu’à » 10 à la puissance 80 ! !). Certains de ces univers seraient analogues au notre, d’autres auraient des propriétés entièrement différentes. Si l’univers que nous habitons n’est qu’un univers particulier parmi une quasi-infinité d’autres, un certain nombre de conséquences viennent à l’esprit:
- Il ne faut pas s’étonner que les constantes physiques qui caractérisent notre univers paraissent si bien ajustées. Nous avons tiré la combinaison gagnante, ou l’une des combinaisons gagnantes. Si ça n’avait pas été le cas, nous ne serions pas là pour en parler. C’est ce qu’il est convenu d’appeler le principe anthropique.
- Notre monde n’est peut-être pas le meilleur des mondes possibles, mais c’est sans doute l’un des plus intéressants
- Les univers inintéressants sont sans doute l’écrasante majorité. Personne ne s’étonne que dans l’univers que nous connaissons, il y ait beaucoup plus de vide que de corps célestes, qu’il y ait beaucoup plus de corps célestes sans vie que de corps célestes habités, qu’il y ait sur les corps célestes habités beaucoup plus de matière inanimée que de matière vivante, qu’il y ait en fait de matière vivante beaucoup plus de végétaux que d’animaux, qu’il y ait beaucoup plus d’animaux que d’hommes, et qu’il y ait, devant des réalités inconnues, beaucoup plus d’hommes de foi qui se prosternent que d’hommes de science qui retroussent leurs manches. Il existe une quantité considérable de légendes concernant la création du monde qui nous entoure, mais il n’existe qu’une seule histoire qu’il nous faut découvrir progressivement à force de travail et d’ingéniosité.
Certains cosmologistes conçoivent notre univers comme le trou noir d’un autre univers qui y déverserait en continu et de façon uniforme espace et matière. La matière et l’espace avalés dans l’autre univers se retrouveraient uniformément répartis dans le notre (expansion accélérée de l’univers et matière noire ?). Des dimensions repliées sur elles-mêmes dans cet autre univers s’y redéployeraient dans le nôtre, alors que d’autres, déployées dans cet autre univers s’y replieraient dans le nôtre ; l’implosion d’un trou noir dans un autre univers correspondrait au big-bang du nôtre. L’accumulation progressive d’espace et de matière dans notre univers finirait par provoquer un big-crunch. Ainsi, quelle que soit la direction qu’il prenne et quelle que soit la durée du voyage, vers l’avenir ou vers le passé, le voyageur ne sortirait jamais du monde des réalités. Il semble cependant qu’il soit impossible pour un observateur de franchir sans encombre les singularités que constituent big-bang et big-crunch au cours desquelles toutes les cartes sont redistribuées de sorte que nous serions irrémédiablement enfermés dans notre univers, comme un individu est irrémédiablement coincé entre sa naissance et sa mort. Est-il plus difficile, sur le plan de la logique, d’accepter l’idée que l’incréé soit cet ensemble d’univers en perpétuelle dégénérescence et régénération plutôt que l’idée que Dieu soit l’incréé ? Dieu a dû rudement s’ennuyer pendant le temps infini qui s’est écoulé avant la création du monde ! Une cause première n’est nullement indispensable si le réel est un éternel recommencement. Ainsi le monde réel n’aurait jamais été créé et n’aurait jamais de fin, uniquement des avatars. Une pluralité permanente d’univers distincts mais échangistes est d’ailleurs la seule hypothèse qui paraisse satisfaire à la fois à une logique considérée comme la caractéristique fondamentale et permanente de tout ce qui existe (quelque chose ne peut sortir de rien ni s’y résoudre) et aux observations selon lesquelles notre univers a une origine ponctuelle ou quasi ponctuelle.
Dans le système de propositions logiques que constituent les lois universelles, l’existence de Dieu, à supposer qu’il soit possible de formaliser cette notion, serait-elle la proposition indécidable qu’exige le théorème de Gödel ? Si on fait l’hypothèse que la proposition « Dieu existe » est vraie, on arrive à démontrer par des opérations logiques incontestables qu’elle est fausse et si on fait l’hypothèse qu’elle est fausse, on arrive à démontrer avec tout autant de rigueur qu’elle est vraie ! Assurer sans preuve que Dieu n’existe pas est ni plus ni moins qu’une profession de foi, ce qui est un mauvais début quand on se pique d’athéisme ! Affirmer que Dieu est mort, au sens propre, comporte une contradiction interne. S’il est mort, c’est qu’il a vécu. S’il a vécu, il continue de vivre puisque, par définition, il est éternel. L’affirmer au sens figuré est largement prématuré. Mon sentiment de théologien amateur est que, si Dieu existe, il se cache sous plusieurs couches d’explications et qu’il se garde bien d’intervenir dans nos affaires; que pour parvenir à ses fins, il ne se sert que de moyens naturels. La science est fondée sur l’hypothèse qu’il n’y a jamais de miracle, aucun miracle n’ayant jamais pu être scientifiquement constaté. Depuis le temps que les hommes de science braquent leurs instruments sur des objets grands ou petits et quelle que soit la longueur d’onde qu’ils aient utilisé pour leur exploration ils n’ont jamais relevé une seule entorse aux lois naturelles. Qui croit sérieusement que Dieu joue ainsi à cache-cache avec les savants ? Qui croit sérieusement que Moïse ait écarté les flots de la Mer Rouge pour passer à pied sec ? D’autant que, comme l’a fait remarquer un plaisantin, il aurait été par la suite mal inspiré. Si, après cette traversée, il avait tourné à droite au lieu de tourner à gauche, ce sont les Juifs qui auraient le pétrole ! Un séropositif ou un cancéreux à toute extrémité sont-ils jamais revenus de Lourdes guéris ? Les commerçants lourdais se plaignent à juste titre auprès des autorités ecclésiastiques de la raréfaction des miracles ! D’une certaine manière, les prières perpétuent à l’age adulte les pleurs enfantins destinés à attirer l’attention de la mère. Pourtant le plus fervent des fidèles ne croira jamais que la dernière ligne d’une addition douloureuse puisse être modifiée par la prière ou qu’une adroite supplication puisse rendre étanche un robinet qui fuit. Dieu ne veut pas être pris la main dans le sac ! Au fait, quel est le meilleur mécanicien, celui qui conçoit, construit et met en service un dispositif complexe qui n’a pas besoin de son intervention pour continuer à fonctionner correctement ou bien celui qui est sans arrêt à donner un coup de chiffon ici, ajouter une goutte d’huile là, resserrer un boulon, modifier un réglage, changer une pièce défectueuse ? Les neocréationnistes sous-estiment le Créateur en croyant nécessaire son intervention au coup par coup. Il est capable de réaliser quelque chose de beaucoup plus difficile que des miracles à répétition qui est de faire en sorte que de tels miracles soient inutiles. Dieu, s’il existe, n’enfreint pas ses propres lois. Il n’a ni concessionnaire autorisé, ni service après-vente. Un esprit mal intentionné pourrait le soupçonner d’avoir créé ce ou ces mondes pour son plaisir et sa distraction plutôt que pour les nôtres, mais ce serait lui prêter des sentiments humains, ce qui n’a probablement aucun sens. A Sa place, s’il est permis de formuler cette hypothèse, Nous Nous serions toutefois longuement félicités que les lois physiques que Nous aurions instituées aient produit des merveilles telles que la Femme ou la Neige !
Il n’y a qu’une seule réalité dont traitent physique et métaphysique, la frontière entre ces deux domaines se déplaçant régulièrement au bénéfice de la première. Les progrès de la physique ont élucidé beaucoup des problèmes que se posait la métaphysique et d’autres réponses sont sans doute en train de mijoter. Dieu ne pourra être invoqué comme cause ultime que lorsque toutes les autres tentatives d’explications se seront avérées vaines, car cette invocation signifie que les hommes de science acceptent de fixer des limites à leurs investigations et de s’en tenir, en désespoir de cause, à la vertu dormitive du pavot. Ils ont peu de raisons de le faire tant que la science continue de progresser. Dans le cerveau de l’incroyant les divinités sont remplacées par les lois qui gouvernent tout ce qui existe. Ces lois ont tous les attributs des divinités : éternité, ubiquité, toute-puissance. Le croyant espère que, par des prières, il pourra infléchir ces lois à son profit. L’incroyant n’a pas cette espérance. Il juge qu’on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant. Il estime qu’il n’est pas possible de faire un accroc dans le tissu des lois physiques, que ça ne s’est jamais vu et ne se verra jamais. L’incroyant est pour le moment polythéiste sachant que nul n’est encore parvenu à établir toutes les lois physiques particulières comme conséquence d’une loi unique, mais il a bon espoir de pouvoir se convertir un jour au monothéisme. On ne peut exclure cependant que le renouvellement des théories qui cernent la réalité de plus en plus près ne se poursuive perpétuellement et qu’il existe un noyau à jamais incompréhensible au cœur de la réalité. L’évocation du problème de la conscience nous a peut-être donné un aperçu de ce phénomène. La clé du coffre est peut-être bien enfermée à tout jamais à l’intérieur du coffre ! Identifier Dieu à ce noyau ou à une loi physique universelle qui engloberait les autres lois et les expliquerait toutes n’a rien d’inacceptable pour l’incroyant. C’est même le Graal de tous les physiciens. Mais l’incroyant refuse d’ajouter foi aux innombrables mythes qui accompagnent cette idée. Dieu existerait-il d’ailleurs effectivement en tant que personne que ceci ne changerait rien à la nature humaine ni aux problèmes qui se posent à elle. Savoir qu’on ne sait pas, c’est déjà savoir quelque chose. Comme à dit Epicure, ne rien dire de Dieu n’est pas impie. Ce qui est impie, c’est d’en mal parler. Pour le reste, chacun sait qu’on supporte mieux sa propre ignorance et sa propre sottise que celles du voisin.

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:34