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La justice française refuse de retirer la Légion d'honneur au dictateur Franco

Perspective communiste

Le tribunal administratif de Paris vient de juger qu'il n'était pas possible de retirer la Légion d'honneur à une personnalité décédée

En 2016, un particulier avait demandé à la Grande chancellerie de la Légion d'honneur de proposer au président de la République le retrait de la décoration d'un certain «E. F.». Face à son refus, il avait saisi le tribunal administratif de Paris, qui vient de rejeter son recours par un jugement que nous nous sommes procurés.

Cet «E. F.», précise le tribunal, était devenu officier de la Légion d'honneur en février 1928, puis commandeur le 26 octobre 1930 alors qu'il dirigeait «l’académie générale militaire de Saragosse», et est «décédé le 20 novembre 1975». Il est plus connu des livres d'histoire sous le nom de Francisco Franco, qui imposa son joug à l'Espagne de 1939 à sa mort.

«On ne peut pas demander à un mort de se défendre»

En 1925, la France républicaine et l'Espagne du dictateur Primo de Rivera sont alliées pendant la guerre du Rif, dans le nord du Maroc. Le débarquement d'Al Hoceïma vaut au colonel Franco la promotion au grade de général (le plus jeune d'Europe) et la recommandation de Pétain, général en chef des armées françaises, pour la Légion d'honneur –le même Pétain deviendra le premier ambassadeur français auprès de l'Espagne franquiste, début 1939.

C'est cette décoration que conteste depuis deux ans Jean Ocana, fils d'un républicain espagnol exilé en France. La Grande chancellerie lui avait opposé un premier refus en estimant qu'«on ne peut pas retirer la Légion à un mort» car «on ne peut pas demander à un mort de se défendre». Un raisonnement que vient de valider, le 16 février, le tribunal administratif, en affirmant que faisaient défaut, dans le code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire, des dispositions prévoyant «le retrait d’une distinction à titre posthume». Le code dispose que les Français comme les étrangers menacés d'un retrait de leur décoration ont accès à leur dossier et peuvent présenter leur défense, ce qui est plus facile quand on est vivant. Franco gardera donc sa médaille, dont se vante sur son site internet la Fundación Nacional Francisco Franco.

Deux juristes favorables au retrait des décorations post-mortem, Thomas Hochmann et Sophia Toloudi, l'avocate de Jean Ocana, estiment eux que ce principe du débat contradictoire «est tout simplement sans objet à l’égard d’un mort: la communication avec un défunt est une formalité impossible, et à l’impossible nul n’est tenu». Ils pointent également que la Légion d'honneur peut être décernée à titre posthume (ce à quoi le tribunal administratif répond que ce cas est explicitement prévu et qu'il s'agit alors d'une mesure favorable au décoré).

Me Toloudi nous a annoncé son intention de faire appel du jugement, estimant que le tribunal a eu peur d'«ouvrir une brèche» où pourraient s'engouffrer d'autres requérants: la Légion d'honneur a aussi été attribuée à Mussolini, Ceaucescu, Omar Bongo... L'avocate souhaite également que la justice se prononce sur l'intérêt à l'agir de son client, qui dénonce plusieurs exactions commises par le régime franquiste sur sa famille. Un point que le tribunal n'a pas examiné en première instance.

Le secret des étrangers décorés

Au-delà de l'aspect juridique, l'affaire éclaire l'opacité du système d'attribution et de retrait de certaines Légions d'honneur, notamment souligné l'an dernier par deux très intéressantes enquêtes du Monde.

Si les Français condamnés pour un crime ou à une peine de prison supérieure à un an ferme sont automatiquement exclus de l'ordre, et peuvent l'être pour une condamnation correctionnelle ou «un acte contraire à l'honneur», il a longtemps été impossible de retirer sa Légion d'honneur à un étranger.

Il a fallu la condamnation en 2010 par la justice française du dictateur panaméen Manuel Noriega, qui portait encore sa décoration à la boutonnière à son procès alors qu'il était poursuivi depuis plus de dix ans, pour que les textes soient révisés: ils permettent désormais de retirer la Légion d'honneur à un étranger «si celui-ci a commis des actes ou eu un comportement susceptibles d'être déclarés contraires à l'honneur ou de nature à nuire aux intérêts de la France à l'étranger ou aux causes qu'elle soutient dans le monde». Une procédure qui a depuis servi pour Lance Armstrong après le retrait pour dopage de ses sept Tour de France, et dont Harvey Weinstein pourrait faire les frais.

Mais pouvoir retirer la Légion d'honneur à un étranger (vivant) ne signifie pas qu'il est aisé de savoir qui peut être sanctionné, et qui l'est réellement. On ne dispose pas d'une liste des étrangers décorés de la Légion d'honneur: excepté pour les résidents français, leurs noms ne sont pas publiés au Journal officiel –on y trouvera trace, par exemple, des deux Français distingués pour leur rôle lors de l'attentat du Thalys en 2015, mais pas des trois Américains et du Britannique décorés à la même occasion.

Saisie en 2007, la Commission d'accès aux documents administratifs avait validé ce secret. La base de données Léonore, qui donne accès aux dossiers des décorés morts avant 1978, ne contient pas ceux des étrangers, aussi bien Franco que des personnalités moins controversées comme Eisenhower ou Churchill. Et en cas de retrait d'une Légion d'honneur, la décision n'est publiée au Journal officiel... que si celle d'attribution l'a été aussi.

C'est le paradoxe d'une décoration quand la realpolitik s'en mêle: alors qu'elle est supposée édifier, elle peut donc très bien être attribuée puis retirée à un dignitaire étranger sans qu'on soit au courant.

Il a ainsi fallu près de dix ans pour qu'on apprenne, par un livre des historiens Béatrice et Michel Wattel, que Bachar el-Assad avait été décoré de la grand-croix par Jacques Chirac en toute discrétion, en juin 2001. En novembre dernier, le porte-parole du gouvernement Christophe Castaner avait estimé que la Grande chancellerie de la Légion d'honneur «pouvait entendre» la demande «légitime» d'un retrait de cette décoration –sous peine, comme Franco, que le décoré l'emporte un jour dans la tombe... Contactée à propos du dossier du président syrien, la Grande chancellerie de la Légion d'honneur nous a répondu que la confidentialité des procédures disciplinaires ne lui permettait «ni [de] confirmer ni [d']infirmer l'existence d'une procédure, ni a fortiori [de] la commenter».

Slate


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