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Dimanche 6 Février 2011

Interview de Asma Kouki (une camarade que j'ai bien connu lors de mes études d'Histoire à Aix en 2005), membre du Parti Socialiste de Gauche Tunisien. Une Révolution qu'on n'attendait pas


Tunisie : Interview de Asma Kouki
En Tunisie, quelques journées au parfum de jasmin ont ébranlé le monde. Inexorablement, un formidable mouvement de contestation a laminé une dictature implantée depuis des décennies avec la complaisance hypocrite des démocraties européennes, au premier rang desquelles la France, qui s'est piteusement illustrée à travers les discours du président Nicolas Sarkozy et de la ministre des Affaires étrangères, Madame Alliot-Marie. La France, terre des Lumières, d'habitude plus prompte à s'émouvoir des atteintes aux droit de l'homme, s'est égarée dans des prises de positions embarrassées. Contre toute attente, les Tunisiens, courageux et intransigeants, ont donné au monde une belle leçon de maturité politique et de détermination. Aujourd'hui, tout reste à faire et chacun s'y attelle. Asma Kouki, militante du PSGT, un parti d'opposition qui vient d'obtenir sa légalisation, nous livre ses impressions sur une révolution qu'on n'attendait pas.

1/ Vous êtes membre du parti socialiste de gauche, une des trois formations issue de ce qu'il est convenu d'appeler la mouvance communiste. Quelle est votre position face à la situation actuelle marquée par l'instabilité politique?

Brièvement, je veux présenter le PSGT : le parti socialiste de gauche tunisien(PSGT)est une des formations appartenant à la gauche tunisienne notamment au mouvement communiste, le plus ancien des mouvements socialistes dans le monde arabe. En premier, le parti communiste tunisien (PCT) s'est constitué en 1928 (actuellement ETTJDID), ensuite dans les années 60, l'organisation (perspectives – ouvriers tunisiens) a vu le jour au sein du mouvement étudiant et des élites résidant en France, donnant naissance à partir des années soixante dix par scission ou rupture, à plusieurs organisations et tendances marxistes léninistes maoïstes trotskistes et même nationalistes. Ce n'est qu'à partir de 1979 que les islamistes (Ittijah islami - Nahda actuellement) font leur entrée sur la scène politique tunisienne. Le PSGT est né d'une session du parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) depuis les années quatre vingt sur une base de démocratie interne dans le PCOT mais surtout par rapport aux alliances stratégiques pour faire face à Ben Ali. En effet, c'est une période de bouillonnement et d'incertitude mais ce n'est qu'une étape de transition ou de passage d'une situation politique qui paraissait stable avec le dictateur Ben Ali à un changement inhabituel de la vie politique et sociale en Tunisie: Ce changement est le résultat d'une insurrection populaire qui a commencé par des revendications sociales et qui s'est donné un contenu politique pour l'égalité, la citoyenneté et la démocratie.Le PSGT ne voyait pas d'autre issue pour cette situation que le soutien prudent du gouvernement de technocrates et transitoire à condition qu'il chasse le reste des hommes de Ben Ali et de son parti RCD et surtout ceux qui étaient à ses côtés jusqu'à sa chute et ses serviteurs fidèles pour instaurer sa dictature. Voilà, c'est ce qui s'est passé le 27 janvier quand les hommes de Ben Ali sont partis et le gouvernement transitoire s'est formé de nouveau. Maintenant il doit se mettre au travail pour assurer avec le soutien des citoyens tunisiens, des intellectuels et des politiques, le passage vers la démocratie et prendre des mesures économiques et judiciaires immédiates. Les acquis dans le domaine de l'éducation et la forte présence de jeunes cultivés et diplômés( 50% de la jeunesse tunisienne) sont des garanties pour la révolution . Le parti socialiste de gauche (PSG) s'appuie sur cette certitude et considère que ce gouvernement, tel qu'il est ou bien modifié n'a qu'un rôle de gestion des affaires courantes et ne représente en aucun cas le peuple tunisien. Le travail le plus important pour nous, c'est le travail des différentes commissions pour garantir le changement démocratique afin de mettre les bases juridiques et constitutionnelles pour une république laïque, démocratique et sociale qui répond aux aspirations du peuple en termes de liberté et d'égalité sociale.

2/ La « révolution de jasmin » a bouleversé en quelques jours le paysage politique de la Tunisie et est en passe d'ébranler le monde arabe caractérisé par des pouvoirs autoritaires: comment expliquez-vous la puissance de la détermination des Tunisiens et leur maturité, saluée par tous les observateurs?

Je n'aime pas trop le terme « révolution du jasmin », par respect et fidélité aux Tunisiens qui ont payé de leur sang et de leurs vies. C'est grâce à leur détermination qu'aujourd’hui la révolution tunisienne encourage les autres peuples arabes à défier et en finir avec leurs gouvernements autoritaires.Bien que la révolution et la fuite de Ben Ali aient été surprise, il y a eu tout de même des prémisses de rébellion et désobéissance pendant ses dernières années et notamment les évènement de Redyef en 2008, la résistance dans le mouvement étudiant de l'Union Générale des Etudiants Tunisiens (U.G.E.T.) en plus de plusieurs tentatives de radicalisation des actions et de scissions syndicales de l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). En apparence la révolution du peuple est spontanée et non encadrée mais en réalité toutes les forces démocratiques, politiques et associatives ont joué un rôle dans l'encadrement pendant des années. Ce qu'il est important de souligner, ce sont les traditions de solidarité réelle et la rapidité d'organisation que les jeunes et les citoyens ont montrées dans les unités de protection de leurs quartiers et établissements. C’est vraiment une fierté pour nous et un signe très fort de civisme.

3/ Le régime de Ben Ali se targuait d'être le meilleur rempart contre l'islamisme. Quelle est la réalité de ce mouvement en Tunisie?


Il faut pas oublier que les mouvements islamistes en tant que mouvements politiques ont vu le jour avec la tentative de Bourguiba de les utiliser pour contrer la gauche progressiste, et tous les Tunisiens se rappellent que leurs journaux étaient publiés par l'imprimerie du parti de Bourguiba... La relation entre le pouvoir de Ben Ali et les islamistes oscillait entre "lune de miel " et conflit: Dans les années 90, ce conflit se caractérisait, de part et d’autre, par une violence intense (cocktails Molotov, flacon d'acide, arrestations massives, tortures, agressions et assassinats) qu'on n'oubliera jamais.Mais ce dont on se souvient maintenant c'est malheureusement qu'il y a des milliers de personnes en prison ou exilées, un pays ravagé par la volonté d'éradication des islamistes perçus par les Tunisiens comme anti-islam . Les tentatives du pouvoir pour faire face à ce sentiment, ont été vaines.Nous socialistes de gauches , nous considérons que le régime de Ben Ali et le projet islamiste de ‘Nahda’ sont deux faces d’une même pièce .C’est vrai que les mouvements islamistes ont été écartés de la scène politique par des solutions sécuritaires inacceptables mais sur le terrain les démocrates et les militants de notre parti ont fait face à leur popularité et ont combattu leur projet sociétal et politique antidémocratique. Bref, dans un climat de crise économique, absence de liberté, une presse muselée, et un flux de médias religieux par le satellite qui s’ajoute au sentiment antireligieux qu’on a décrit auparavant, tous ces éléments laissent la possibilité de récupération des islamistes du fruit de la révolution fort probable.Il est vrai que le régime de Ben Ali a essayé de lutter contre l'islamisme mais cette lutte a été menée de la pire des façons. La preuve c'est que l'islamisme reste un vrai danger qui menace la Tunisie . Le régime de Ben Ali n'a pas mené une lutte culturelle contre l'intégrisme, il n'a pas encouragé les débats et le rationalisme . Tout ce qu'il a fait c'est mettre les islamistes en prison et commettre des meurtres et des tortures. Il a privé beaucoup de militants islamistes de leur travail et les a obligés parfois à quitter le pays. Il a diffusé un Islam d'Etat en essayant de marginaliser l'islamisme . Mais les médias du Moyen Orient sont au service des islamistes qui se présentent comme des victimes de la tyrannie de Ben Ali. L'Etat n'a pas défendu une liberté d'expression pour mener un vrai débat sur ce sujet et la laïcité n'est pas encore instaurée en Tunisie , c'est pourquoi le mouvement islamiste reste une des réalité du paysage politique tunisien . Mais n'oublions pas que quelques forces qui se prétendaient démocratiques et même de gauche ont joué un rôle pour la renaissance des islamistes en créant des alliances avec eux et en les présentant comme des démocrates modérés.Nous pensons que le peuple tunisien qui est généralement tolérant et cultivé sera vigilant face à leurs manœuvres politiques. Nous sommes pour une république laïque où le culte est libre et individuel et l’Etat représentatif de tous les Tunisiens.

4/ Il semble acquis pour un certain nombre de gens que la Tunisie, contrairement à ses voisins, offrait aux femmes un cadre juridique moderne qui garantissait la reconnaissance de leurs droits. Qu'en est-il exactement?

C’est vrai que le statut de la femme en Tunisie est meilleur que celui des pays arabes et musulmans voisins : ce statut n’a pas été acquis par magie mais grâce à des luttes qui ont débuté depuis le 19ème siècle (Tahar Haddad) et qui continuent encore aujourd’hui. Il convient de citer Bourguiba lorsqu’il a dit : « laissez la femme aller travailler elle va se libérer de son « Sefsari » ( étoffe tunisienne traditionnelle) toute seule. Son destin est entre ses mains » (je cite de mémoire).

Pour cela, et parce qu' il n'y aura jamais de démocratie réelle en Tunisie sans égalité totale des femmes et des hommes, le PSGT continue la lutte avec tous les démocrates et les progressistes pour l’émancipation de la femme tunisienne qui a montré encore une fois un courage et une combativité exemplaires dans le combat des Tunisiens pour la liberté et la dignité.

5/ Qu'est-ce qui peut garantir la protection de cette révolution contre les tentatives de la détourner?


La démocratie dans n’importe quel pays doit se protéger par une constitution démocratique et des lois qui garantissent la séparation des pouvoirs, une liberté d’expression et d’organisation. C’est pour cela que le gouvernement de transition n'a qu'un rôle bien déterminé, celui de la gestion des affaires courantes et nous estimons que la bataille essentielle se déroule seulement dans la rue grâce à la vigilance du peuple mais aussi et surtout dans les 3 commissions (de la constitution, contre la corruption, et celle qui devra déterminer les responsabilités des massacres). Les responsabilités dans un gouvernement de transition ne nous intéressent pas dans le sens où l’important est de préparer l’avenir et d'être vigilant face au risque de dérives islamistes ou autre qui nuirait à une république démocratique et sociale.Nous avons appelé à un front de démocrates et de gauche pour bâtir le chemin vers cette république en étant réaliste avec le rapport de force actuel et pour que la révolution et les sacrifices ne se volatilisent pas.

6/ Quel rôle votre parti compte-t-il jouer dans l'avenir de la Tunisie?

Il faut souligner que le PSGT ne constitue point un simple ajout à l’échiquier politique local pouvant accentuer la division au sein de la mouvance de gauche tunisienne. Bien au contraire, le PSGT est porteur d’opinions, de principes théoriques et procède d’une démarche politique propre aux militants du PSG; sans que ces traits distinctifs ne constituent des entraves vis-à-vis des forces démocratiques et de la gauche tunisienne.Ainsi, le PSG se considère comme une partie constituante de la classe ouvrière en Tunisie et dans le monde et une des composantes de son mouvement socialiste international. Localement, il œuvre à l’union de la Gauche, qui, elle seulement, par son unité, peut être le véritable représentant politique de la classe ouvrière et du peuple travailleur, et qui peut l’aider réellement à entrer sur la scène politique en tant que classe. Le PSGT appelle à l'union des forces démocratiques et progressistes contre les tendances rétrogrades et obscurantistes pour une Tunisie démocrate et laïque.

7/ Au moment où nous parlons, la situation dans les pays arabes est en train d'évoluer. L'Égypte tout particulièrement connait un soulèvement sans précédent pour demander le départ du président. Moubarak. La révolution tunisienne est-elle en train de s'étendre dans le monde arabe?


Oui, après le soulèvement des Tunisiens couronné le 14 janvier par la chute de la dictature de Ben Ali, les Egyptiens prennent le flambeau et avancent courageusement sur le chemin de la liberté. En effet depuis le 25 janvier le peuple égyptien est sorti massivement dans la rue pour demander d'une seule voix et avec une volonté en acier le départ du président.La révolution tunisienne et la résistance égyptienne sont un modèle pour les autres peuples arabes en lutte contre leur dictature, l'humiliation et la marginalisation subies pendant des décennies. C'est enfin le le réveil et la vrai renaissance tant attendue. Le PSGT est complètement solidaire avec le peuple égyptien. Il dénonce fermement la violence employée contre les manifestants sur la place Tahrir et soutient tous les peuples arabes dans leur quête de liberté et de dignité. Et je finis en citant les paroles de notre hymne national qui décrit parfaitement cette situation « Si le peuple veut la Vie, le destin se pliera forcement à sa volonté ».

Propos recueillis par Keltoum Staali

Nicolas Maury
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