Incroyants, encore un effort

24/11/2006
1. AVANT PROPOS



Incroyants, encore un effort si vous ne voulez pas voir se réaliser cette prédiction de Malraux qui vous met mal à l’aise : “ le 21ème siècle sera religieux ou ne sera pas ”.
Vous avez pu croire jusqu’à une époque récente que la cause était entendue, que le doute ou au moins la prudence à l’égard des religions s’étaient établis dans tous les esprits et que la laïcité allait irrésistiblement s’imposer dans la vie publique sur tous les continents. Depuis la fin de l’empire soviétique, il semble que ce ne soit plus le cas. En Russie même Poutine, le czar élu, un ancien du KGB se réfère à Dieu dans ses discours ! Toutes les républiques et les satellites de l’ex Union Soviétique ont retrouvé leurs divinités favorites. En Turquie un régime fondé naguère sur la laïcité tend désormais à s’en écarter. En Irak ce serait une bonne surprise que feu le régime baasiste, d’essence laïque, ne soit pas remplacé par un régime théocratique assaisonné d’une guerre de religion. L’Afghanistan fragile n’est pas à l’abri d’une rechute. L’Iran a basculé il y a déjà un moment. Les conflits au Rwanda, au Soudan, dans l’ex Yougoslavie, en Irlande du Nord, en Palestine, à Chypre, entre l’Inde et le Pakistan, et dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique ont une origine religieuse, même si ce n’est pas leur seul aspect. Beaucoup d’états privilégient une religion et lui donnent un statut officiel. Aujourd’hui les partisans de la neutralité de la puissance publique en matière religieuse ont à faire face à une triple agression due aux intégrismes musulman, israélite et chrétien. Or il faut bien voir que l’intégrisme est une conséquence logique de la religion. Qu’est-ce en effet que l’intégrisme, sinon la croyance religieuse prise au sérieux ? Si vous avez l’intime et absolue conviction, et le but de la pratique religieuse est de vous la faire acquérir, que votre voisin se voue à la damnation éternelle en ne partageant pas la croyance qui vous habite, ce serait une véritable non-assistance à personne en danger que de ne pas lui imposer votre croyance par tous les moyens. De fait, lorsque les religions ont été en position de le faire, elles n’ont pas hésité à forcer les consciences par les plus extrêmes violences. Les croyants qui acceptent le pluralisme religieux ou l’irréligion, et qui sont heureusement la majorité, sont des tièdes et Dieu a paraît-il horreur des tièdes !
Les Français qui l’ont vécue ont gardé de la deuxième guerre mondiale le souvenir d’un clergé catholique tout gonflé d’une importance retrouvée, porté qu’il était par le désarroi général et par la “ Révolution Nationale ” du Maréchal Pétain. Qu’en serait-il advenu si cette situation avait perduré ? Ce clergé aurait-il retrouvé, quelque peu atténuées, ses vieilles habitudes inquisitrices et contraignantes ? Poser la question, c’est presque déjà donner la réponse. Que l’épiscopat français n’ait pas fermement attiré l’attention du vieux Maréchal, de qui il n’avait à coup sûr rien à craindre, sur le caractère totalement scandaleux des lois anti-juives, mais qu’il en ait au contraire accepté le principe, ne peut être attribué qu’à un fonds tenace d’antisémitisme. Il est difficile de croire qu’il ait agi ainsi sans l’aval du Vatican. Tous ces braves gens attendaient de connaître le sort des armes pour se découvrir, conformément à une vieille tradition de l’Eglise. On imagine aisément les Te Deum fervents qui auraient salué une victoire de l’Axe du Pire. Risquons-nous d’assister aujourd’hui à pareil réveil à la suite d’une défaite non plus militaire mais politique et culturelle ?
Des trois intégrismes, le musulman, l’israélite et le chrétien, le dernier est le plus insupportable parce qu’il paraît le moins nécessaire. L’intégrisme musulman peut se comprendre en raison de la situation des pays islamiques qui ne cessent d’être humiliés depuis plus d’un siècle et qui ne parviennent pas à se débarrasser de cette écharde qu’ils portent en leur flanc et qui s’appelle Israël. Même si leur dieu les aide bien peu en la circonstance, leur religion leur sert à maintenir leur identité et à leur faire espérer que leurs malheurs finiront un jour... Les Israélites ont été, ô combien ! , martyrisés par l’histoire. La conviction de faire partie du peuple élu leur a certainement donné cette formidable détermination qui a permis à quelques uns de survivre et de surmonter toutes les épreuves. Victimes comme tous leurs coreligionnaires de la plus monstrueuse des injustices, ceux qui ont choisi de s’installer en Palestine ne s’aperçoivent pas qu’ils sont en train d’en commettre une autre qui n’est pas négligeable non plus. Il est bien évident que celui qui s’empare progressivement mais inexorablement, par de menues acquisitions, par la ruse et par la violence de toutes les pièces d’un appartement en prétextant que c’est Dieu qui les lui a attribuées et que ses arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents y ont peut-être habité ne doit pas s’attendre à de grandes démonstrations d’amitié de la part de son occupant légitime ! Même si, grâce à son entregent et à l’appui d’un puissant protecteur, il fait taire les protestations des voisins et les fait se dresser les uns contre les autres en leur tendant des pièges dans lesquels ils se font prendre à tout coup. Même s’il entretient la confusion entre antisionisme et antisémitisme. Même si, à la suite de deux millénaires passés au milieu de populations étrangères, son sang ne contient plus que quelques gouttes du sang originel. Imaginez un instant (que nos amis québécois me pardonnent cette hypothèse saugrenue) que des canadiens français lassés de leurs difficultés avec leurs compatriotes anglophones décident de revenir au pays. Ils y sont d’abord bien accueillis, achètent quelques fermes, en Bretagne par exemple, puis de plus en plus nombreux, s’attaquent par des actions terroristes aux structures politiques existantes et les supplantent. Imaginez que les Bretons se révoltent, qu’ils soient vaincus, que certains perdent leurs biens, qu’ils soient relégués sur les terres les moins fertiles ou internés dans des camps, qu’ils soient contraints dans leurs activités quotidiennes, rendus dépendants de la charité internationale et soumis continuellement à des bombardements et à des incursions armées. Qui ne comprendrait l’énorme frustration des Bretons placés dans ces conditions ? Pourtant ces Canadiens ont quitté la France beaucoup plus récemment que les Juifs n’ont quitté la Palestine. Chacun peut constater que la protestation internationale contre le sort réservé aux palestiniens reste sans effet. Les palestiniens ont raison sur le fond car il est naturel et légitime de repousser des intrus. Les israéliens de leur côté disposent de la force et peuvent ainsi se permettre d’ignorer délibérément les résolutions des Nations Unies quand d’autres pour des violations moindres voient leurs infrastructures non seulement militaires, mais également économiques, administratives et culturelles, pulvérisées par des bombardements. Selon que vous serez puissant ou misérable…
Il peut paraître “ ringard ” de s’attaquer aux religions en ressuscitant des querelles que l’on croyait dépassées, et j’en veux à ceux qui poussent à pratiquer ce jeu de massacre. Dans une assemblée il y a souvent un rigolo pour dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas mais taisent par crainte ou par bienséance. J’accepte pour un moment de jouer ce rôle, ayant le sentiment de participer ainsi à une œuvre de salut public. Il s’agit d’éviter un retour en force de l’obscurantisme qui n’est d’ailleurs souhaité ni par la plupart des chrétiens et des adeptes des religions orientales, ni par bon nombre de juifs et de musulmans.
Les religions sont l’espoir et la consolation de beaucoup. Pourquoi les attaquer ? Pourquoi vouloir, selon la formule consacrée, tirer sur des ambulances ? La raison en est que certains ambulanciers recommencent maintenant à tirer sur nous ! Un détail qui peut sembler mineur, mais qui est révélateur de l’évolution actuelle : certains athlètes ou joueurs se signent à la suite d’un exploit personnel ou avant d’entrer sur le terrain, et portent autour du cou croix et médailles pieuses, toutes choses qui ne se voyaient jamais auparavant. Si ces rites et ces talismans ont une quelconque efficacité, doivent-ils être assimilés à des produits dopants ? Les instances sportives devraient se prononcer à ce sujet, avant que ces pratiques ne s’étendent à d’autres religions. Sans aller peut-être jusqu’à les interdire, elles devraient les déconseiller comme contraires à l’esprit olympique qui s’efforce de gommer toutes les différences de race, de culture ou de croyance entre les athlètes. Les institutions religieuses de leur côté devraient prodiguer discrètement le conseil de ne pas mêler Dieu à ces rites profanes, ne serait-ce que pour ne pas voir sa représentation associée à de possibles défaites. Sentant le vent tourner et craignant sans doute d’être en retard d’une mode, des croix en nombre se sont à nouveau glissées entre de jolis seins ou exposées sur des poitrails musculeux ! Devrons-nous un jour, nous les incroyants, nous les agnostiques, arborer au revers de notre veste un point d’interrogation pour ne pas laisser s’afficher seules les convictions à caractère religieux ?
C’est bien sûr aux Etats-Unis que le phénomène est le plus préoccupant. Chacun peut s’étonner de ce que le pays le plus avancé scientifiquement et industriellement donne l’exemple de cette régression. L’esprit religieux le plus rétrograde, profitant de la paranoïa ambiante et y participant, prend le convoi de l’anti-terrorisme. Le terrorisme, qu’on ne saurait bien entendu négliger, est devenu l’alpha et l’oméga de la politique américaine. Or, ce n’est qu’une infime partie des dangers qui nous menacent. La destruction des tours jumelles du Centre Mondial du Commerce a été sans nul doute très spectaculaire et elle a frappé les imaginations mais l’ampleur des dégâts a probablement dépassé les attentes des auteurs des attentats eux-mêmes. Ne commence-t-on pas à dire en effet que la ruine totale des deux ouvrages s’expliquerait par des choix discutables dans la conception des planchers des différents étages et par des malfaçons dans la protection au feu des dits planchers ? Quoiqu’il en soit les quelques milliers de victimes du terrorisme répertoriées depuis quatre ans sont malheureusement presque dérisoires par rapport aux dizaines de millions d’autres victimes à déplorer durant cette même période ; victimes de maladies aisément évitables, victimes de maladies aisément curables, victimes de la malnutrition, victimes de guerres d’agression, victimes de guerres ethniques ou religieuses, victimes de guerres pour le pouvoir ou la richesse, victimes de la drogue, de l’alcoolisme, du tabagisme, du crime, de la pollution de l’air et des eaux, victimes de catastrophes naturelles prévisibles, victimes d’accidents dus à la sottise, à l’ignorance, à l’étourderie, à la négligence, à la présomption. Et ces dizaines de millions de victimes seront peut-être considérées par l’histoire comme anecdotiques par rapport aux dangers que représentent le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles ou un conflit généralisé à propos du Moyen-Orient et de son pétrole. Si l’on met à part les dérives de quelques irréductibles défendant des droits plus ou moins folkloriques et les menées de quelques mafieux aux intentions inavouables, le terrorisme n’a qu’une seule cause directe qui est le mépris du droit des gens et le désespoir que ce mépris engendre chez ceux qui en sont les victimes. Désespoir qui peut conduire à des actes aussi contre nature que de s’attacher autour de la taille une ceinture d’explosifs et d’en déclencher la mise à feu au milieu de la foule. L’éradication du terrorisme passe d’abord par le respect du droit des peuples aujourd’hui maltraités et, à titre de précaution complémentaire, par la prise en charge des jeunes désespérés, par une bonne police et la suppression des paradis fiscaux propices aux financements criminels. Il est nécessaire d’y ajouter un contrôle efficace des matériaux, des outillages et des technologies susceptibles d’être utilisés dans la fabrication des engins nucléaires et autres armes de destruction massive. Faut-il encore faire en sorte que les moyens mis en œuvre à cet effet ne soient pas hors de proportion avec le but poursuivi. La disproportion de ces moyens et l’occultation des vrais problèmes constituent en effet la première et probablement la seule victoire que les terroristes peuvent ambitionner. Une bonne pratique serait de parler le moins possible du terrorisme, sauf pour inciter à la vigilance et à la prudence, car la publicité accordée à ce phénomène par les pouvoirs publics et par les différents moyens d’information ne peut qu’encourager les vocations existantes et en susciter de nouvelles chez ceux qui n’ont plus rien à perdre. Pourquoi le terrorisme a-t-il été ainsi monté en épingle aux Etats-Unis et, par contagion, dans le reste du monde ? La réponse est à peu près évidente : après le cataclysme qu’a représenté pour les lobbies politico-militaro-industriels, américains en particulier, la fin de la guerre froide, l’avènement du terrorisme a constitué pour eux une divine surprise en fournissant un prétexte à la poursuite et à l’amplification de l’effort militaire.
Car le surarmement offensif et défensif auquel se livre la puissance américaine a aussi de quoi inquiéter. Que ou qui redoute-t-elle ? Est-ce qu’on lutte contre le terrorisme en préparant la guerre des étoiles ? Qui ne se demande avec inquiétude si ce surarmement n’est pas destiné à lui assurer la possibilité d’imposer impunément sa volonté, présentée quasiment comme la volonté du Dieu de la Bible, à tous les peuples de la terre, amis comme ennemis ? Dans leurs déclarations publiques les représentants américains font profession de protéger leurs intérêts nationaux et restent muets sur ceux des autres nations. Le décompte des victimes de leurs agissements n’a pas l’air de les préoccuper le moins du monde. Ils s’inquiètent des états d’âme de leurs soldats qui sont au départ des coups mais se désintéressent du massacre de ceux qui sont à l’arrivée. Trois mille soldats américains tués, c’est une tragédie épouvantable, mais six cents mille irakiens au tapis, chiffre annoncé par la seule étude un peu scientifique faite sur le sujet, c’est un détail de l’histoire ! Les irakiens ne sont pourtant pas des untermensch, pas plus que les palestiniens et tant d’autres ! Le “ God bless America ” sortant de la bouche de l’actuel président des Etats-Unis (on ne sait si c’est une supplique, un souhait ou une constatation, car la langue anglaise permet cette ambiguïté) et le “ Gott mit uns ” qui était gravé sur le ceinturon des soldats du troisième Reich sont des formules qui sortent du même tonneau. C’est, chez ceux qui ne se connaissent plus de rival, l’expression orgueilleuse de la force, et de la conviction que tout doit céder devant la force. Jean-Paul II avait bien compris le danger pour les chrétiens de cet abus de position dominante. Il s’est certainement dit in petto, en faisant ses remontrances : “ Mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge ! ». Que des personnalités officielles utilisent les religions comme références culturelles ou morales est une chose. Qu’elles les présentent comme des vérités historiques ou scientifiques opposables à tous en est une autre. Il existe une ligne jaune à ne pas franchir.
« Qui n’est pas avec moi est contre moi " et “ les Etats-Unis ne cherchent pas à être aimés mais à être craints ” sont deux échantillons de la pensée de l’administration américaine actuelle. Presque deux mille ans après, la “ pax americana ” semble vouloir prendre le relais de la “ pax romana ” dont on sait qu ‘elle a été chaque fois imposée sans douceur. Pour la première fois depuis la fondation de l’ONU des démocraties ont pris l’initiative de déclencher une guerre non indispensable, pour des raisons avouées qui se sont avérées fausses. Fausses parce que résultant d’une manipulation. Pour la première fois un éminent représentant du gouvernement des Etats-Unis est venu, parce que c’est un soldat discipliné, débiter sur ordre des calembredaines devant les nations assemblées. Américains aux cervelles lessivées par un demi-siècle de publicité télévisée et intoxiquées par la Bible, on vous bourre le mou ! De quels appuis a bénéficié l’occupant actuel de la Maison Blanche pour parvenir au pouvoir et pouvait-il se montrer ingrat à leur égard? Il est presque évident que la raison véritable de cette guerre d’agression doit être recherchée du côté de ce qui fait rouler les autos et voler les avions et dont certains entendent se réserver les dernières gouttes. Ce but de guerre est désormais atteint. Il ne faut donc pas parler à ce propos d’un échec. Les désordres persistants au Moyen-Orient, en fournissant un prétexte pour y maintenir des troupes, donnent tout le temps nécessaire à la puissance américaine pour consolider sa position et s’établir durablement au centre de gravité de la zone pétrolifère. Aurait-elle quitté le Vietnam si ce pays avait été aussi stratégique de ce point de vue ? La promotion de la démocratie dans les pays pauvres, prétexte aujourd’hui invoqué, est en tout cas une réelle nouveauté pour la politique américaine qui s’est toujours fort bien accommodée de régimes dictatoriaux amis ou clients, quand elle n’a pas favorisé leur installation. Son intervention n’a fait qu’empirer pour beaucoup de ces pays une situation déjà détestable. Avec sa bénédiction le Liban a été écrasé sous les bombes. Quelle tristesse pour tous ceux qui, ayant vécu l’occupation nazie, se rappellent la fascination qu’ils éprouvaient pour les avions alliés qui traversaient le ciel poursuivis par les flocons de fumée noire de la flak, ou la joie intense qu’ils ont ressentie quand les premiers véhicules blindés libérateurs ont parcouru sous les acclamations la grand-rue de leur village !
L’objet du présent opuscule est de faire prendre conscience aux croyants de la fragilité de leurs convictions ou au moins de les aider à comprendre le doute qu’elles peuvent susciter chez d’autres, et de les inciter ainsi à mettre plus de retenue dans l’expression publique de ces convictions. Il est aussi d’inciter les incroyants à se manifester, non de façon agressive mais de façon que l’accord si nécessaire entre les hommes cesse d’être entravé par des croyances religieuses inconciliables, dont personne ne sait d’ailleurs si elles sont sincères ou si elles sont le fait de Tartuffes manipulateurs, ambitieux et cyniques, mais puisse s’établir sur des bases rationnelles, naturelles, durables et acceptées par tous.
Cette querelle qu’on dirait d’un autre age a des antécédents fameux. Les mêmes questions se sont posées de tout temps, et avec une particulière acuité à l’age classique. Elles ont été alors débattues dans les cercles les plus élégants et les plus savants. Elles ont agité les meilleurs esprits de l’époque. Parmi ceux-ci, celui dont l’œuvre a le mieux résisté au temps parce qu’il est probablement l’un des esprits les plus profonds, les plus brillants et les plus honnêtes que la terre ait porté est Denis Diderot. Je dis honnête car il fit sien ce précepte de Montaigne qu’on doit rendre les armes à la vérité du plus loin qu’on l’aperçoit. Diderot est doté d’un esprit prolétaire, au sens que le philosophe Alain donnait à ce terme, c’est à dire d’un esprit propre à affronter des réalités têtues comme les propriétés de la matière ou les concepts mathématiques, car il est guidé avant tout par la logique. Il a le goût des sciences dures et des tâches manuelles comme en témoigne la part prépondérante qu’il a prise dans l’élaboration de la Grande Encyclopédie. Il n’est pas loin de trouver immoral l’esprit bourgeois qui sait manier la pâte humaine avec une habileté suspecte. Diderot a exprimé sa pensée sur la religion dans un court essai en forme de dialogue intitulé “ Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de *** ”. Cet essai qui met à mal bien des dogmes est paru après sa mort, ce qui a probablement épargné à son auteur un sort atroce, car le fanatisme a toujours sévi sur ces questions. Il n’a jamais été réfuté, car lorsqu’un homme de religion rencontre sur son chemin un raisonneur de la trempe de Diderot, il ne s’arrête pas pour discuter, il change de trottoir ! Presque trois siècles après sa rédaction, cet essai n’a rien perdu de sa modernité ni de sa force explosive. Il présente de plus sur les écrits des autres penseurs agités des mêmes préoccupations, qu’ils soient ou non ses contemporains, le très grand avantage de traiter avec clarté, esprit et légèreté d’un sujet grave et même tragique. Cette grâce a disparu corps et biens dans les tourmentes révolutionnaires et napoléoniennes. Je ne prétends pas la ressusciter.
L’entretien de Diderot avec cette aristocrate de la naissance et du cœur qu’est la Maréchale de *** traite d’un sujet qui touche l’homme au plus profond de lui-même puisqu’il s’agît du sort de son « âme » après la mort. Le phénomène de la conscience, équivalent « laïque » de l’âme, et la physique qui le sous-tend, seront donc assez longuement évoqués par le présent essai à la lumière des nombreuses études et spéculations qui leur ont été récemment consacrées. Je propose ainsi à l’honorable lecteur de se régaler à nouveau à la lecture du texte de Diderot s’il l’a oublié et de l’utiliser comme base de sa réflexion. J’essaierai ensuite de l’enrichir des remarques que le progrès général des connaissances, l’élargissement des points de vue, l’expérience historique accumulée depuis sa parution et l’application des théories de Darwin pourraient suggérer. Pour goûter ce texte il faut le lire d’une traite. Il figure donc in extenso ci-après, en conformité avec l’édition Assézat-Tourneux de 1877. Il sera ensuite découpé en quelques sections accompagnées des remarques que chacune de ces sections inspire à votre serviteur. Chaque lecteur est invité à critiquer ces remarques et à y ajouter les siennes. Peut-être retirera-t-il de cet exercice un bénéfice comparable à celui d’une analyse. C’est du moins la grâce que je lui souhaite. Voici donc d’abord ce texte dans son intégralité :

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:46