Incroyants, encore un effort

8. SERMON SUR LA MONTAGNE

La Maréchale. - Mais il faut quelque chose qui effraie les hommes sur les mauvaises actions qui échappent à la sévérité des lois ; et si vous détruisez la religion, que lui substituerez-vous ?
Crudeli. - Quand je n'aurais rien à mettre à la place, ce serait toujours un terrible préjugé de moins ; sans compter que, dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n'ont servi de base aux mœurs nationales. Les dieux qu'adoraient ces vieux Grecs et ces vieux Romains, les plus honnêtes gens de la terre, étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter, à brûler tout vif ; une Vénus, à enfermer à l'Hôpital ; un Mercure, à mettre à Bicêtre.
La Maréchale. - Et vous pensez qu'il est tout à fait indifférent que nous soyons chrétiens ou païens ; que païens nous n'en vaudrions pas moins ; et que chrétiens nous n'en valons pas mieux.
Crudeli. - Ma foi, j'en suis convaincu, à cela près que nous serions un peu plus gais.
La Maréchale. - Cela ne se peut.
Crudeli. - Mais, madame la maréchale, est-ce qu'il y a des chrétiens ? Je n'en ai jamais vu.
La Maréchale. - Et c'est à moi que vous dites cela, à moi ?
Crudeli. - Non, madame, ce n'est pas à vous ; c'est à une de mes voisines qui est honnête et pieuse comme vous l'êtes, et qui se croyait chrétienne de la meilleure foi du monde, comme vous le croyez.
La Maréchale. - Et vous lui fîtes voir qu'elle avait tort ?
Crudeli. - En un instant.
La Maréchale. - Comment vous y prîtes-vous ?
Crudeli. - J'ouvris un Nouveau Testament, dont elle s'était beaucoup servie, car il était fort usé. Je lui lus le sermon sur la montagne, et à chaque article je lui demandai : “Faites-vous cela ? et cela donc ? et cela encore ?” J'allai plus loin. Elle est belle, et quoiqu'elle soit très sage et très dévote, elle ne l'ignore pas ; elle a la peau très blanche, et quoiqu'elle n'attache pas un grand prix à ce frêle avantage, elle n'est pas fâchée qu'on en fasse l'éloge ; elle a la gorge aussi bien qu'il est possible de l'avoir, et, quoiqu'elle soit très modeste, elle trouve bon qu'on s'en aperçoive.
La Maréchale. - Pourvu qu'il n'y ait qu'elle et son mari qui le sachent.
Crudeli. - Je crois que son mari le sait mieux qu'un autre ; mais pour une femme qui se pique de grand christianisme, cela ne suffit pas. Je lui dis : “N'est-il pas écrit dans l'Évangile que celui qui a convoité la femme de son prochain a commis l'adultère dans son cœur ?”
La Maréchale. - Elle vous répondit qu'oui ?

Le philosophe vient de faire allusion à la doctrine concernant l’adultère telle qu’elle est exprimée par les évangiles dans le sermon sur la montagne. Voici les quelques lignes où ce sujet est abordé :
“ Vous avez appris qu’il a été dit : tu ne commettras pas l’adultère
Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis l’adultère dans son cœur
Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette le loin de toi ; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne
Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette la loin de toi ;
car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne ”

Crudeli. - Je lui dis : “Et l'adultère commis dans le cœur ne damne-t-il pas aussi sûrement que l'adultère le mieux conditionné ?”
La Maréchale. - Elle vous répondit qu'oui ?
Crudeli. - Je lui dis : “Et si l'homme est damné pour l'adultère qu'il a commis dans son cœur, quel sera le sort de la femme qui invite tous ceux qui l'approchent à commettre ce crime ?” Cette dernière question l'embarrassa.
La Maréchale. - Je comprends ; c'est qu'elle ne voilait pas fort exactement cette gorge, qu'elle avait aussi bien qu'il est possible de l'avoir.
Crudeli. - Il est vrai. Elle me répondit que c'était une chose d'usage ; comme si rien n'était plus d'usage que de s'appeler chrétien et de ne l'être pas ; qu'il ne fallait pas se vêtir ridiculement, comme s'il y avait quelque comparaison à faire entre un misérable petit ridicule, sa damnation éternelle et celle de son prochain ; qu'elle se laissait habiller par sa couturière, comme s'il ne valait pas mieux changer de couturière que renoncer à sa religion ; que c'était la fantaisie de son mari, comme si un époux était assez insensé pour exiger de sa femme l'oubli de la décence et de ses devoirs, et qu'une véritable chrétienne dût pousser l'obéissance pour un époux extravagant, jusqu'au sacrifice de la volonté de son Dieu et au mépris des menaces de son rédempteur.
La Maréchale. - Je savais d'avance toutes ces puérilités-là ; je vous les aurais peut-être dites comme votre voisine ; mais elle et moi aurions été toutes deux de mauvaise foi. Mais quel parti prit-elle d'après votre remontrance ?
Crudeli. - Le lendemain de cette conversation (c'était un jour de fête), je remontais chez moi, et ma dévote et belle voisine descendait de chez elle pour aller à la messe.
La Maréchale. - Vêtue comme de coutume ?
Crudeli. - Vêtue comme de coutume. Je souris, elle sourit ; et nous passâmes l'un à côté de l'autre sans nous parler. Madame la maréchale, une honnête femme ! une chrétienne ! une dévote ! Après cet exemple, et cent mille autres de la même espèce, quelle influence réelle puis-je accorder à la religion sur les mœurs ? Presque aucune, et tant mieux.
La Maréchale. - Comment, tant mieux ?
Crudeli. - Oui, madame : s'il prenait fantaisie à vingt mille habitants de Paris de conformer strictement leur conduite au sermon sur la montagne...
La Maréchale. - Eh bien ! il y aurait quelques belles gorges plus couvertes.
Crudeli. - Et tant de fous que le lieutenant de police ne saurait qu'en faire ; car nos petites-maisons n'y suffiraient pas.

Cet extrait illustre la façon dont un honnête homme sait se faire comprendre sans blesser et aussi la façon dont les croyants et les croyantes esquivent les remarques gênantes. La Maréchale sait bien qu’elle est visée par cette historiette et que son comportement est inconséquent du point de vue de la religion qu’elle professe. Si son bon sens ne la rassurait sur sa propre innocence elle pourrait craindre qu’en séduisant quelque galant, même involontairement, elle n’échappe pas à la justice divine même si elle échappe à la justice des hommes. Plutôt que d’entrer dans les eaux froides de la contradiction, elle préfère changer le cours de la conversation. Mais allons plus loin. Je lisais, il y a quelque temps, l’ouvrage d’un auteur un peu oublié de nos jours qui est Georges Duhamel. Il s’y définissait lui-même comme chrétien agnostique. C’est une appellation que je reprends volontiers à mon compte, car les doutes concernant le christianisme portent sur le caractère transcendant que beaucoup lui prêtent plutôt que sur la doctrine elle-même. D’une manière générale, il n’y a rien, dans la doctrine chrétienne des évangiles, qui puisse heurter les sentiments naturels que chacun éprouve. Chacun est libre d’ailleurs de voir dans le christianisme le précurseur de la pensée sociale, ou de considérer le socialisme comme du christianisme pris au sérieux. Cette parenté n’est pas surprenante quand on connaît les origines réelles du christianisme. Quand Marx évoque le sort des enfants travaillant dans les mines, il retrouve des accents évangéliques. Il faut bien reconnaître que le Christ tel qu’il a été dépeint est le premier à avoir dit aussi nettement que la raison du plus faible est toujours la meilleure, et que la solidarité doit s’étendre très au-delà du cercle étroit où elle est confinée dans la nature. Dans ce sens il semble contrevenir aux intentions primitives de la nature et de son éventuel Créateur ! C’est la prééminence écrasante de l’homme sur cette planète qui l’oblige à faire cette entorse aux lois naturelles. Un chrétien conséquent devrait se sentir beaucoup plus à l’aise avec un socialisme qui serait respectueux de sa croyance qu’avec le capitalisme et il très étonnant, et ne peut s’expliquer que par un souci de rééquilibrage, qu’en France une extrème-droite conservatrice et de tradition antisémite choisisse de se recommander d’une tradition qui divinise un juif de gauche ! Rien décidément n’est simple et la figure du Christ appartient à la longue série des martyrs qui ont été exécutés ou assassinés tandis qu’ils œuvraient pour le bien commun.
A cette acceptation générale de la doctrine chrétienne il y a toutefois une exception qui a trait aux relations de l’homme et de la femme, telles qu’elles sont exposées par le Sermon sur la Montagne. Je comprends que ce sermon ait été prononcé en un lieu élevé et d’accès difficile ! Tout homme normalement constitué répugne profondément à s’aventurer vers ce sommet. Il est même permis de se demander si cette partie de la doctrine n’est pas un ajout plus ou moins tardif tant son caractère est opposé à la tonalité générale de tolérance illustrée par l’histoire de Marie-Madeleine. Les relations entre hommes et femmes peuvent être profondément perturbées par ce Sermon. Les hommes peuvent se sentir culpabilisés et les femmes se sentir soumises à une sorte d’infibulation mentale. Jésus revendiquait l’appellation de “ fils de l’homme ”. Faut-il comprendre que Jésus était un enfant naturel et qu’il en concevait quelque amertume ? La vérité sous-jacente de la position outrancière exprimée par le Sermon sur la Montagne, c’est que les questions liées à la perpétuation de l’espèce sont d’une importance tout à fait capitale, et même plus que cela, et qu’elles doivent être abordées avec les plus grandes précautions. C’était encore plus vrai lorsque n’existaient ni contraception, ni protection ni médication qui vaillent contre les M.S.T et que, du fait de la brièveté de la vie, du cloisonnement de la société, de l’absence de toutes les commodités dont nous disposons maintenant, la fidélité réciproque des époux était moins problématique qu’aujourd’hui, mais faisait déjà question «à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même,sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ».On ne lutte pas contre une force aussi puissante. Il faut ruser avec elle. Chacun s’arrange de sa sexualité comme il peut. C’est une manière d’hommage rendu à un homme public que de l’attaquer à propos de ses mœurs les plus privées, car ceci veut dire que rien de plus sérieux ne peut être retenu contre lui. L’espèce génétiquement la plus proche de l’espèce humaine est celle des Bonobos, les plus libidineux de tous les singes ! La prudence nécessaire doit-elle pourtant aller jusqu’à fermer les yeux sur les charmes de nos contemporaines ? Jusqu’à ignorer que la vue d’une jolie femme est un cadeau délicat offert à tous les hommes qui ont le privilège de la rencontrer ? Cadeau qu’il serait malséant de refuser. A contrario, il est permis d’avancer que si la race des hommes n’a pas disparu en dépit de son extraordinaire faiblesse, c’est entre autres raisons parce qu’ils ont depuis toujours été extrêmement portés sur la chose !

Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:32