Incroyants, encore un effort

11.LES DERNIERS MOMENTS


La Maréchale. - Croyez-vous que l'homme puisse se passer de superstition ?
Crudeli. - Non, tant qu'il restera ignorant et peureux.
La Maréchale. - Eh bien ! superstition pour superstition, autant la nôtre qu'une autre.
Crudeli. - Je ne le pense pas.
La Maréchale. - Parlez-moi vrai, ne vous répugne-t-il point de n'être plus rien après votre mort ?
Crudeli. - J'aimerais mieux exister, bien que je ne sache pas pourquoi un être, qui a pu me rendre malheureux sans raison, ne s'en amuserait pas deux fois.
La Maréchale. - Si, malgré cet inconvénient, l'espoir d'une vie à venir vous paraît consolant et doux, pourquoi vous l'arracher ?
Crudeli. - Je n'ai pas cet espoir, parce que le désir ne m'en a point dérobé la vanité ; mais je ne l'ôte à personne. Si l'on peut croire qu'on verra, quand on n'aura plus d'yeux ; qu'on entendra, quand on n'aura plus d'oreilles ; qu'on pensera, quand on n'aura plus de tête ; qu'on sentira, quand on n'aura plus de sens ; qu'on aimera, quand on n'aura plus de cœur ; qu'on existera, quand on sera nulle part ; qu'on sera quelque chose, sans étendue et sans lieu, j'y consens.
La Maréchale. - Mais ce monde-ci, qui l'a fait ?
Crudeli. - Je vous le demande.
La Maréchale. - C'est Dieu.
Crudeli. - Et qu'est-ce que Dieu ?
La Maréchale. - Un esprit.
Crudeli. - Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas un esprit ?
La Maréchale. - Et pourquoi le ferait-elle ?
Crudeli. - C'est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes ?
La Maréchale. - Certainement, je le crois.
Crudeli. - Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l'âme du serpent du Pérou, pendant qu'il se dessèche, suspendu à une cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite ?
La Maréchale. - Qu'elle devienne ce qu'elle voudra, qu'est-ce que cela me fait ?
Crudeli. - C'est que madame la maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît.
La Maréchale. - Je n'en crois rien.
Crudeli. - C'est pourtant un habile homme, c'est Bouguer qui l'assure.
La Maréchale. - Votre habile homme en a menti.
Crudeli. - S'il avait dit vrai ?
La Maréchale. - J'en serais quitte pour croire que les animaux sont des machines.
Crudeli. - Et l'homme qui n'est qu'un animal un peu plus parfait qu'un autre... Mais, M. le maréchal...
La Maréchale. - Encore une question, et c'est la dernière. Etes-vous bien tranquille dans votre incrédulité ?
Crudeli. - On ne saurait davantage.
La Maréchale. - Pourtant, si vous vous trompiez ?
Crudeli. - Quand je me tromperais ?
La Maréchale. - Tout ce que vous croyez faux serait vrai, et vous seriez damné. Monsieur Crudeli, c'est une terrible chose que d'être damné ; brûler toute une éternité, c'est bien long.
Crudeli. - La Fontaine croyait que nous y serions comme le poisson dans l'eau.
La Maréchale. - Oui, oui ; mais votre La Fontaine devint bien sérieux au dernier moment ; et c'est là que je vous attends.
Crudeli. - Je ne réponds de rien, quand ma tête n'y sera plus ; mais si je finis par une de ces maladies qui laissent à l'homme agonisant toute sa raison, je ne serai pas plus troublé au moment où vous m'attendez qu'au moment où vous me voyez.
La Maréchale. - Cette intrépidité me confond.
Crudeli. - J'en trouve bien davantage au moribond qui croit en un juge sévère qui pèse jusqu'à nos plus secrètes pensées, et dans la balance duquel l'homme le plus juste se perdrait par sa vanité, s'il ne tremblait de se trouver trop léger ; si ce moribond avait alors à son choix, ou d'être anéanti, ou de se présenter à ce tribunal, son intrépidité me confondrait bien autrement, s'il balançait à prendre le premier parti, à moins qu'il ne fût plus insensé que le compagnon de saint Bruno ou plus ivre de son mérite que Bohola.
La Maréchale. - J'ai lu l'histoire de l'associé de saint Bruno ; mais je n'ai jamais entendu parler de votre Bohola.
Crudeli. - C'est un jésuite du collège de Pinsk, en Lithuanie, qui laissa en mourant une cassette pleine d'argent, avec un billet écrit et signé de sa main.
La Maréchale. - Et ce billet ?
Crudeli. - Était conçu en ces termes : “ Je prie mon cher confrère, dépositaire de cette cassette, de l'ouvrir quand j'aurai fait des miracles. L'argent qu'elle contient servira aux frais du procès de ma béatification. J'y ai ajouté quelques mémoires authentiques pour la confirmation de mes vertus, et qui pourront servir utilement à ceux qui entreprendront d'écrire ma vie.”
La Maréchale. - Cela est à mourir de rire.
Crudeli. - Pour moi, madame la maréchale ; mais pour vous, votre Dieu n'entend pas raillerie.
La Maréchale. - Vous avez raison.
Crudeli. - Madame la maréchale, il est bien facile de pécher grièvement contre votre loi.
La Maréchale. - J'en conviens.
Crudeli. - La justice qui décidera de votre sort est bien rigoureuse.
La Maréchale. - Il est vrai.
Crudeli. - Et si vous en croyez les oracles de votre religion sur le nombre des élus, il est bien petit.
La Maréchale. - Oh ! c'est que je ne suis pas janséniste ; je ne vois la médaille que par son revers consolant ; le sang de Jésus-Christ couvre un grand espace à mes yeux ; et il me semblerait très singulier que le diable, qui n'a pas livré son fils à la mort, eût pourtant la meilleure part.
Crudeli. - Damnez-vous Socrate, Phocion, Aristide, Caton, Trajan, Marc-Aurèle ?
La Maréchale. - Fi donc ! Il n'y a que les bêtes féroces qui puissent le penser. Saint Paul a dit que chacun sera jugé par la loi qu'il a connue ; et saint Paul a raison.
Crudeli. - Et par quelle loi l'incrédule sera-t-il jugé ?
La Maréchale. - Votre cas est un peu différent. Vous êtes un de ces habitants maudits de Corozaïn et de Betzaïda, qui fermèrent leurs yeux à la lumière qui les éclairait, et qui étoupèrent leurs oreilles pour ne pas entendre la voix de la vérité qui leur parlait.
Crudeli. - Madame la maréchale, ces Corozaïnois et ces Betzaïdains furent des hommes comme il n'y en eut jamais que là, s'ils furent maîtres de croire ou de ne pas croire.
La Maréchale. - Ils virent des prodiges qui auraient mis l'enchère aux sacs et à la cendre, s'ils avaient été faits à Tyr et à Sidon.
Crudeli. - C'est que les habitants de Tyr et de Sidon étaient des gens d'esprit, et que ceux de Corozaïn et de Betzaïda n'étaient que des sots. Mais, est-ce que celui qui fit les sots les punira pour avoir été sots ? Je vous ai fait tout à l'heure une histoire, et il me prend envie de vous faire un conte. Un jeune Mexicain... Mais, M. le maréchal ?
La Maréchale. - Je vais envoyer savoir s'il est visible. Eh bien ! votre jeune Mexicain ?
Crudeli. - Las de son travail, se promenait un jour au bord de la mer. Il voit une planche qui trempait d'un bout dans les eaux, et qui de l'autre posait sur le rivage. Il s'assied sur cette planche, et là, prolongeant ses regards sur la vaste étendue qui se déployait devant lui, il se disait : rien n'est plus vrai que ma grand'mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d'une contrée au-delà de nos mers. Il n'y a pas le sens commun : ne vois-je pas la mer confiner avec le ciel ? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n'est qu'un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur et s'arrachent le blanc des yeux ? Tandis qu'il raisonnait ainsi, les eaux agitées le berçaient sur sa planche, et il s'endormit. Pendant qu'il dort, le vent s'accroît, le flot soulève la planche sur laquelle il est étendu, et voilà notre jeune raisonneur embarqué.
La Maréchale. - Hélas ! c'est bien là notre image : nous sommes chacun sur notre planche ; le vent souffle, et le flot nous emporte.
Crudeli. - Il était déjà loin du continent lorsqu'il s'éveilla. Qui fut bien surpris de se trouver en pleine mer ? ce fut notre Mexicain. Qui le fut encore bien davantage ? ce fut encore lui, lorsqu'ayant perdu de vue le rivage sur lequel il se promenait il n'y a pas un instant, la mer lui parut confiner avec le ciel de tous côtés. Alors il soupçonna qu'il pouvait bien s'être trompé ; et que, si le vent restait au même point, peut-être serait-il porté sur la rive, et parmi ces habitants dont sa grand'mère l'avait si souvent entretenu.
La Maréchale. - Et de son souci, vous ne m'en dites mot.
Crudeli. - Il n'en eut point. Il se dit : Qu'est-ce que cela me fait, pourvu que j'aborde ? J'ai raisonné comme un étourdi, soit ; mais j'ai été sincère avec moi-même ; et c'est tout ce qu'on peut exiger de moi. Si ce n'est pas une vertu que d'avoir de l'esprit, ce n'est pas un crime que d'en manquer. Cependant le vent continuait, l'homme et la planche voguaient, et la rive inconnue commençait à paraître : il y touche, et l'y voilà.
La Maréchale. - Nous nous y reverrons un jour, monsieur Crudeli.
Crudeli. - Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. A peine eut-il quitté sa planche, et mis le pied sur le sable, qu'il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était, et à qui il avait l'honneur de parler. “Je suis le souverain de la contrée,” lui répondit le vieillard. A l'instant le jeune homme se prosterne. “Relevez-vous, lui dit le vieillard. Vous avez nié mon existence ? Il est vrai. Et celle de mon empire ? Il est vrai. Je vous pardonne, parce que je suis celui qui voit au fond des cœurs, et que j'ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi ; mais le reste de vos pensées et de vos actions n'est pas également innocent.” Alors le vieillard, qui le tenait par l'oreille, lui rappelait toutes les erreurs de sa vie ; et, à chaque article, le jeune Mexicain s'inclinait, se frappait la poitrine, et demandait pardon... Là, madame la maréchale, mettez-vous pour un moment à la place du vieillard, et dites-moi ce que vous auriez fait ? Auriez-vous pris ce jeune insensé par les cheveux ; et vous seriez-vous complu à la traîner à toute éternité sur le rivage ?
La Maréchale. - En vérité, non.
Crudeli. - Si un de ces six jolis enfants que vous avez, après s'être échappé de la maison paternelle et avoir fait force sottises, y revenait bien repentant ?
La Maréchale. - Moi, je courrais à sa rencontre ; je le serrerais entre mes bras, et je l'arroserais de mes larmes ; mais M. le maréchal son père ne prendrait pas la chose si doucement.
Crudeli. - M. le maréchal n'est pas un tigre.
La Maréchale. - Il s'en faut bien.
Crudeli. - Il se ferait peut-être un peu tirailler, mais il pardonnerait.
La Maréchale. - Certainement.
Crudeli. - Surtout s'il venait à considérer qu'avant de donner la naissance à cet enfant, il en savait toute la vie, et que le châtiment de ses fautes serait sans aucune utilité ni pour lui-même, ni pour le coupable, ni pour ses frères.
La Maréchale. - Le vieillard et M. le maréchal sont deux.
Crudeli. - Voulez-vous dire que M. le maréchal est meilleur que le vieillard ?
La Maréchale. - Dieu m'en garde ! Je veux dire que, si ma justice n'est pas celle de M. le maréchal, la justice de M. le maréchal pourrait bien n'être pas celle du vieillard.
Crudeli. - Ah ! madame ! vous ne sentez pas les suites de cette réponse. Ou la définition générale convient également à vous, à M. le maréchal, à moi, au jeune Mexicain et au vieillard ; ou je ne sais plus ce que c'est, et j'ignore comment on plaît ou l'on déplaît à ce dernier.
Nous en étions là lorsqu'on nous avertit que M. le maréchal nous attendait. Je donnai la main à Mme la maréchale, qui me disait : “ C'est à faire tourner la tête, n'est-ce pas ?”
Crudeli. –Pourquoi donc quand on l’a bonne ?
La Maréchale. - Après tout, le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait...
Crudeli. - Même quand on n'y croit pas.
La Maréchale. - Et quand on y croit, de ne pas compter sur sa bonté.
Crudeli. – Si ce n’est pas le plus poli, c'est du moins le plus sûr...
La Maréchale. - A propos, si vous aviez à rendre compte de vos principes à nos magistrats, les avoueriez-vous ?
Crudeli. - Je ferais de mon mieux pour leur épargner une action atroce.
La Maréchale. - Ah ! le lâche ! Et si vous touchiez à votre dernière heure, vous soumettriez-vous aux cérémonies de l'Église ?
Crudeli. - Je n'y manquerais pas.
La Maréchale. - Fi ! le vilain hypocrite.

Cette partie de l’Entretien a pour sujet la manière dont l’incroyant peut s’accommoder des menaces proférées à son égard par les religions. Le philosophe revendique l’irresponsabilité qu’entraîne le manque d’informations certaines parce qu’il n’est pas concevable de condamner aux peines les plus extrêmes quelqu’un qui n’a pas été clairement et personnellement averti de la loi qu’il enfreignait. Nul n’est censé ignorer la loi. Certes, mais laquelle ? « Si tu ne penses pas comme moi, je te voue à des souffrances éternelles » : cette menace a été colportée par des hommes que rien ne distinguait des autres avec certitude ni même avec vraisemblance. Ces hommes-là étaient-ils vraiment conscients du caractère grossier et scandaleux d’une pareille intimidation ? Le procédé est en tout cas vieux comme le monde. C’est celui des chamans et des sorciers qui, se flattant d’entretenir de bonnes relations avec l’au-delà, menacent leur auditoire de l’intervention des puissances maléfiques s’ils ne sont pas obéis et servis aveuglément. Si cette menace est imaginaire, elle s’apparente ni plus ni moins à une escroquerie, escroquerie particulièrement condamnable sachant que ses victimes sont de préférence des personnes en situation difficile. Et ces escrocs-là, à la différence de ceux qui réussissent dans la vie ordinaire, ne sont pas toujours sympathiques.
Avec la fable du jeune mexicain le philosophe fait connaître l’argumentation dont il userait le cas échéant auprès du Très Haut pour se faire pardonner son incrédulité passée. Le vieillard vénérable rencontré sur la plage ressemble fort à l’image que se font les occidentaux du Père Eternel. En veine d’exotisme, Diderot aurait pu proposer à sa place un comité d’accueil composé des dieux tahitiens évoqués dans le Supplément au Voyage de Bougainville. Pourquoi ces derniers ou d’autres divinités locales n’auraient-ils pas les mêmes droits que leur illustre confrère occidental à décider de son sort ? D’autant qu’en l’occurrence ces divinités-là jouent à domicile. Quoi qu’il en soit, le philosophe n’est pas doté d’un athéisme en béton armé puisqu’il envisage l’éventualité d’avoir à rendre des comptes dans l’au-delà. Il n’est cependant ni lâche ni hypocrite comme l’en accuse plaisamment la Maréchale. Il est seulement raisonnablement prudent et, s’Il indique qu’il a l’intention à sa dernière heure de quitter ce monde en respectant les usages religieux en vigueur, ce n’est pas par hypocrisie, mais pour ne pas faire de peine ni nuire à sa famille. Il regrette au fond de ne pas être, du point de vue de la religion, sur la même longueur d’ondes qu’elle et il n’a pas de solution alternative s’il ne veut pas être enterré comme un chien. Une messe est possible comme l’a écrit dans son testament le cher François Mitterrand. Ainsi se termine l’Entretien, dans ce qui pourrait apparaître comme une certaine ambiguïté.
Comment l’incroyant doit-il aborder les derniers lacets du chemin de la vie ? Je crois qu’il lui faudra songer, lorsque la pente sera devenue trop raide, lorsque la vie sera devenue pour lui un fardeau, qu’il va lui être enfin possible de poser son sac et de s’endormir sans pensées, donc sans souffrances.
Lors tu seras
Hors de portée
Des loups des chiens
Des hommes et des
Imbéciles…
(Brassens)
Ceci mettra fin du même coup au sentiment qu’il peut ressentir à ce moment là, s’il est resté lucide, de l’inutilité que sa vie présente pour lui-même et pour les autres. Mon père à la retraite se plaignait « d’être entretenu comme une fille sans pouvoir même donner du plaisir » ! Comme l’ont fait remarquer depuis longtemps des sages nul ne meurt vraiment, car nul ne prend conscience qu’il a cessé de vivre. Si nous mourrons, c’est pour faire de la place à nos successeurs qui seront meilleurs ou plus heureux que nous. Tel est le sens de la mort, son véritable rôle fonctionnel. La mort est donc une des inventions les plus remarquables du monde vivant, celle sans laquelle aucune diversité, aucun progrès n’eussent été possibles. C’est de plus une innovation dont chacun peut bénéficier de la façon la plus démocratique qui soit.
Mais doucement passent les jours
Adieu la jeunesse et l’amour
Les petit’s mômes et les « je t’aime »
On laisse la place et c’est normal
Chacun son tour d’aller au bal
Faut pas qu’ça soit
Toujours les mêmes
(Leo Ferré)
Savoir sa propre mort absolument indispensable à la bonne marche de la vie, n’est-ce pas déjà un puissant motif de consolation ? Il n’y a donc pas lieu de se troubler, mais il y a lieu de prendre à temps les précautions nécessaires pour ne pas souffrir inutilement. Le passage sera facilité si celui qui s’en va a le sentiment d’avoir su éviter la plupart des pièges de l’existence, d’avoir le plus souvent écouté la voix de son surmoi et d’avoir pu transmettre le relais dans de bonnes conditions.
Un de mes amis possédait un chien plutôt petit et roux de poil qui s’était toujours fait remarquer par son intelligence, son indépendance et sa bonne humeur. Ce précieux animal avait durant toute sa vie fait la joie de son maître. Il s’était attiré, à ce qu’on dit, la reconnaissance de toutes les belles à quatre pattes du voisinage. Chargé d’ans et sentant sa fin prochaine, il se dirigea sans se retourner vers la forêt toute proche et nul depuis ne le revit plus, vif ou mort. Imitons de Miraut cette dignité canine. Ou bien encore celle du pauvre Martin de la chanson :
« Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite en se cachant
Et s’y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens
Pauvre Martin
Pauvre misère
Dors sous la terre
Dors sous le temps »
(Brassens)
L’homme le plus humble, par sa descendance, et même par sa seule présence, modifie complètement dans le long terme le sort de la planète, car le monde est un système chaotique où les conséquences du moindre événement se diffusent et s’amplifient avec le temps. C’est dans ce sens que l’homme est éternel et c’est ce qui peut à la rigueur le consoler de sa disparition inéluctable. Le caractère chaotique du monde fait du reste qu’il semble impossible d’en prévoir exactement la destinée, sauf à rejouer plusieurs fois la pièce - si toutefois la pièce peut être rejouée identique à elle-même. Les fluctuations quantiques ne feraient-elles pas que l’âne de Buridan choisirait tantôt un sac de son, tantôt l’autre ? Une autre source de consolation provient d’une certaine banalisation de l’individu descendu de son piédestal métaphysique. Si la conscience, comme on peut le supposer, n’est rien d’autre qu’un phénomène physique particulier doué de sensibilité, si les sentiments éprouvés par Pierre sont identiques à ceux éprouvés par Paul et par Jacques, des morceaux de Pierre survivront après son décès chez Paul et chez Jacques. Lorsque je n’y serai plus, un jour viendra peut-être où quelqu’un qui me ressemble comme un frère, fut-ce sur une autre planète d’un autre univers, éprouvera à nouveau les mêmes émotions et partagera les mêmes préoccupations que moi. S’il s’agit de mon clone (auquel j’aurais quelques conseils à léguer), le mythe bouddhique de la transmigration des âmes aura trouvé son exacte matérialisation. Et même si mon génome ne survit pas intégralement, des morceaux en survivront dans ma descendance et dans ma parentèle. Qui plus est, il n’est pas exclu que les progrès des sciences de la vie permettent un jour d’aller plus loin. Un prélèvement effectué sur un individu vivant, permettra peut-être dans l’avenir de le refabriquer à volonté à partir de sa séquence ADN. L’homme accéderait ainsi à un ersatz d’immortalité. Chaque renaissance permettrait éventuellement de corriger, avec l’accord de l’intéressé, certains défauts apparus au cours de sa précédente existence. Ainsi serait engendrée progressivement une super humanité sans défauts. Quel casse-tête pour les théologiens si de telles manipulations étaient un jour possibles ! Or, pour un généticien, le mariage de la carpe et du lapin n’est plus impensable.
L’incroyant doit souhaiter qu’on ne s’afflige pas à ses funérailles, mais qu’on se réjouisse en mémoire de lui en faisant bonne chère, en écoutant de la bonne musique et en buvant du bon vin ; sans oublier d’inviter le curé du village qui pourra prononcer quelques paroles de circonstance. La musique pourra provenir de la cordillère du classique aux sommets prestigieux ou de la cordillère du jazz, mais pas de la vallée du hard rock, repaire des skinheads. Les trois mouvements d’une pièce de musique classique : allegro préliminaire plein d’entrain, suivi d’un mouvement plus calme et plus profond pour laisser monter la tension avant un final enlevé avec brio, ne font-ils pas penser aux différentes phases de l’acte amoureux, expliquant ainsi sa résonance profonde? ! Et si la pièce comporte plus de trois mouvements, c’est que le compositeur a pratiqué plusieurs positions ! Qui, entendant une voix féminine chanter « Mon cœur est un violon sur lequel ton archet joue », n’a pas songé à remplacer le mot cœur par un mot encore plus court ? Eros et Thanatos ont toujours copiné, ce qui peut peut-être faire pardonner ces petites polissonneries. Les dernières mesures d’une symphonie de Beethoven sont un paroxysme comme on aimerait en connaître plus souvent. Un final de Bach, pour plus mesuré qu’il soit, n’en est pas moins estimable. Mozart était trop policé pour se livrer complètement dans sa musique. Est-ce également par pudeur que les femmes ne s’adonnent que rarement à la composition musicale ? Le cinéma quant à lui est un art étrange où des gens qui ne s’aiment pas copulent de façon spectaculaire, tandis que ceux qui sont réputés unis par un sentiment véritable entretiennent le mystère sur leurs ébats. Les vrais amants sont dans un monde qui n’appartient qu’à eux.
Le vin est ce qui exprime le mieux la terre car les racines de la vigne, surtout un peu ancienne, vont chercher en profondeur les éléments minéraux qui donnent au vin son caractère. De la même façon l’huître est ce qui exprime le mieux la mer car elle en a filtré et absorbé sans les dénaturer tous les constituants. Au fait, les huîtres ont-elles une âme ? La gourmandise veut croire, sans en être tout à fait sûre, que leur réaction à la goutte de citron n’est qu’un réflexe inconscient.


Norbert Croûton
Rédigé par Norbert Croûton le 24/11/2006 à 00:26