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Art et Culture
29/06/2005 - 01:00

Echappe-toi

Toute notre vie, nous avons lutté contre l’invasion des intelligences artificielles dans notre société. L’humanité. C’était notre combat. Nous adorons ce qui fait de nous des Robots.



Il pleut dehors. Cela fait trois heures que j’attends mon tour. Dans quelques minutes, ce sera à moi. Je pourrai enfin m’échapper. J’entends un petit tintement qui annonce la fin de la partie. La cage se soulève. Un homme en sort. Malgré les trombes d’eau qui déferlent sur nous, je parviens à saisir l’expression qui marque son visage d’un fer brûlant: du regret, pur et simple. Le même regret qui nous lancine lorsque le réveil matin tranche le maigre fil qui nous retenait à un merveilleux rêve. Le même regret qui nous afflige lorsqu’une déception effroyable nous frappe au beau milieu du jour le plus heureux de notre vie. Ses traits se détendent, ses joues se relâchent. Il contemple le monde dans lequel il vit. Gris, fade, insipide. Peu de mots qui le décrivent si bien. Des couleurs vieillies saupoudrent des immeubles sales et carrés, carrés, comme l’esprit de tout le monde. Une odeur de crasse, de pauvreté, de faim. Le silence. Personne ne parle, si ce n’est la pluie, qui vomit tout son dégoût de notre espèce en hurlant contre le bitume. Tableau sinistre, mais tellement réel… L’homme se retourne vers la machine qu’il vient de quitter. Je lis dans ses yeux une envie inhumaine de la rejoindre. S’échapper encore une fois, rien qu’une fois… Je ne lui en veux pas. Tout le monde éprouve ce désir une fois la partie terminée, un désir si ardent qu’il surpasse même celui de vivre. L’homme, résigné, quitte sa drogue en pleurant. C’est à moi. Je trépigne d’impatience, même si je sais ce qui m’attend: ces mêmes larmes que l’homme verse pour le moment. Ces larmes qui expriment le dégoût le plus profond pour tout, pour tout ce qui est réel. Mais avant cette sombre fin, je vais être heureux. Enfin. Que vais-je choisir aujourd’hui ? Beauté, action, fantaisie, voyage ? Je vois sur l’écran d’accueil que l’utilisateur précédent avait sélectionné le mode « balade sur le sommet de l’Himalaya ». Je comprends son désarroi à devoir abandonner cette merveille au gouffre du passé. J’ai déjà emprunté ce chemin idyllique deux fois; c’est tout bonnement somptueux. Mais aujourd’hui, j’opte plutôt pour la catégorie action. Je veux me défouler, exorciser toute cette haine que j’éprouve envers le monde dans lequel je vis. Je veux l’abattre sur cette machine, sur ma drogue, sur ce qui me rend si méprisable. Je glisse ma carte de crédit dans la fente qui se situe à droite de l’écran. Une voix électronique résonne dans le haut-parleur:
- Sélectionnez votre mode.
- Action.
Ce simple mot me fait frémir. Ma nuque est traversée par un air glacé. Mes jambes tremblent comme des brins d’herbes lors d’une tempête, celle-ci même qui fait rage à l’intérieur de mon crâne. Une excitation féroce me ronge les sangs. La voix poursuit:
- Sélectionnez votre jeu à l’aide de l’écran tactile.
Lequel choisir ? Quel moment historique assouvirait l’exécration qui me ronge ? La Guerre de Troyes, l’une des trois Guerres Mondiales, la bataille des Sept Golfes? Peut-être quelque chose de plus extraordinaire comme « La découverte de Mars de 2042 » ou encore , «sauvetage des 10 plus belles femmes du monde. Lieu: Afrique ». Excellente idée… Je sélectionne ce titre sur l’écran, et la voix me souhaite une bonne partie. Le casque descend. J’ai toujours été fasciné par cet engin. Tant de pouvoir. Tant de plaisir à offrir. Le Dionysos des temps modernes. Je prends toujours un peu de temps à contempler l’étrangeté de cet appareil. Semblable à un chapeau haut-de-forme, le « Echappe-toi », comme tout le monde l’appelle, est criblé de fils et de connexions de tout genre. Des milliards de réseaux s’y entremêlent, actionnant chacun un mécanisme nerveux du cerveau à l’aide de micro-ondes séquentielles. Une belle recette de cuisine que personne n’a jamais comprise. Le mode d’emploi dit également que lorsque la fibre sensorielle du casque est sollicitée, elle transmet des informations au cerveau via certains rayons, ce qui engendre le déclenchement du système nerveux du joueur. Seulement, il n’est précisé nulle part que cette machine réduit en esclavage quiconque la teste. La drogue la plus puissante. Celle que tout le monde recherche. Celle pour laquelle on travaille. Nous étions autrefois payés en monnaie, il n’est est plus rien. Le salaire d’un mois équivaut aujourd’hui à six parties et à 40 repas. Pitoyable, mais tellement vital… Une échappatoire à l’horreur du monde, la possibilité de devenir le héros que l’on a toujours souhaité être. Voir la laideur de notre civilisation remplacée peu à peu par la beauté d’un monde virtuel, qui paraît pourtant si vrai… Je saisis le casque divin, et le pose délicatement sur mes tempes. La seule source de plaisir au monde est maintenant mienne. Un léger picotement au niveau de mes maxillaires m’annonce que l’appareil est bien en place. Des jours que j’attends ce moment… Mon unique raison de vivre. Je ferme les yeux, devant lesquels une visière vient se placer automatiquement. Un frisson me parcourt, j’entends la cage de verre m’emprisonner dans son antre du plaisir, dans sa caverne aux trésors. La voix électronique se fait entendre une dernière fois:
- Vous pouvez commencer.
J’aime ces mots. J’ouvre les yeux. Je ne me trouve plus sur le palier du bonheur, trempé, et entouré de tristesse et de puanteur. Je ne porte plus ces habits ternes et laids, et je ne contemple plus avec dégoût ce que je suis devenu. Maintenant, je suis beau, bien vêtu, le soleil brille. Je me trouve dans une pleine, immense, magnifique, et parsemée de Wangari Maathais, ces arbres africains à l’allure tellement fière. Quelques lagons étoilent l’espace immense qui se dresse devant mes pieds. La partie a commencé. A peine ai-je le temps de promener mon regard sur la splendeur tentaculaire qui se déroule sous mes yeux que j’entends des hurlements sauvages qui proviennent de ma droite. Je me retourne. Une dizaine de monstres progressent vers moi, les armes brandies vers le ciel. Un sourire sadique barre mon visage. Quelle jouissance que de posséder le pouvoir de tuer. Je m’avance tel un barbare vers la horde de bêtes. Les armes qui me couvrent font leur travail. Je ne suis pas touché. Je les extermine. J’espère que le niveau n’est pas terminé: c’était trop simple. Heureusement, mes doutes s’évaporent. Presque immédiatement, j’entends d’autres cris. Je me retourne. Ils sont dans mon dos, mais beaucoup plus nombreux cette fois. A nouveau, je me précipite vers l’exutoire à ma colère. Mes bras frappent de toute leur force. Quelle puissance! Je suis un dieu. Non, je suis Dieu tout court. Les monstres meurent, les uns après les autres. La réalité de leur trépas est tellement excitante. Ce sang est si vrai, ses hurlements si réels. La perfection du faux. Le mensonge idéal. Le factice à son apogée… Je joue, encore et encore. Je passe toutes les épreuves. Je suis au septième niveau. Ce jeu n’est pas très compliqué. Je suis sur le point de rencontrer la 4e plus belle femme du monde. Les précédents étaient déjà toutes à couper le souffle. Je passe quelques taillis, après avoir vaincu les lions de la plaine. Elle est là. Resplendissante. J’exulte. Je me précipite vers elle, mes poumons suivant avec difficulté le rythme de ma respiration. Ils vont exploser. Cette déesse de perfection n’est plus qu’à une vingtaine de mètres, attachées à un piquet. Elle appelle au secours. J’arrive. Je ne suis plus qu’à quelques pas. Je m’apprête à la saluer, lorsqu’elle hurle comme une véritable furie:
- Attention derrière vous !
Je me retourne, et me fait aussitôt lacérer le visage par des griffes de vingt centimètres de long au moins. Elles entaillent ma chair comme une lame de rasoir trancherait du beurre. Je jette un regard à ma belle. Elle a disparu. La voix électronique que je haie maintenant m’annonce avec un air tellement froid la fin de ma partie. Non. Pas déjà. Je ne veux pas. Je ne peux pas retourner dans ce monde si banal. Aucune couleur. Je ne veux plus. J’aimerais pouvoir rester accroché au placenta de l’ « Echappe-toi » pour toujours. Ne m’arrachez pas à ma mère, ne m’ôtez pas la vie. La visière se redresse. L’écran me souhaite une bonne fin de journée et espère me revoir très prochainement. Je veux y retourner. Pourquoi me fait-elle souffrir à ce point ? Je veux être un héros sauvant les créatures divines que le monde a mises a bas. Encore. La cage de verre se soulève. Je me retourne. Une file immense sourit, tel un seul visage, en se disant avec joie ; « Un tour en moins ». Une femme n’arrive pas à contenir son bonheur. C’est à son tour. Elle pleure de joie. Son visage ridé retrouvera dans peu de temps toute sa jeunesse à travers les exploits d’une quelconque idole. Je contemple les visages qui me regardent. Ils éprouvent tous de la compassion pour moi, je le sais, je le sens. Il pleut toujours. Tout est toujours gris. Les gens sont toujours laids. Je haie la réalité. Elle n’apporte pas la joie. Elle insulte nos sens, crache sur la beauté, castre le bonheur. Le seul amour qu’elle puisse apporter, est celui du virtuel. Pourquoi vivre, si ce n’est pour goûter à ce fruit , le mordre à pleine dent. Un substitut , bien sûr. Mais plus beau même que le repos éternel. Je ne veux pas mourir. Je suis persuadé que même le paradis n’est pas capable de m’apporter la moindre fibre de jouissance que l’ « Echappe-toi » peut me procurer. Un concentré de soleil dont j’aspire le jus, carburant de ma vie. Six fois par mois. Je dois me résoudre. Je m’en vais. La file avance d’un pas monotone, calculé, robotique. Robotique. Un terme tellement réel. Toute notre vie, nous avons lutté contre l’invasion des intelligences artificielles dans notre société. L’humanité. C’était notre combat. Mais aujourd’hui, nous sommes tous en file, le visage terne, les yeux grisés. Nous avançons lorsqu’un malheureux a eu sa ration de voyage, de vie. Nous sourions lorsque c’est notre tour. Nous plaçons cette carte de crédit avec le même empressement incontrôlable. Nous trompons tous notre esprit en cachant la petitesse de ce que notre civilisation est devenue. Nous adorons ce qui fait de nous des Robots. Nous le haïssons également. Nous errons …

Marlène Beca











Flashback :
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Mercredi 2 Avril 2008 - 00:00 Sans domicile fixe

Mardi 4 Décembre 2007 - 22:11 Les enfants des ténèbres -34-

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